Ici Commence

Ecrits de Natacha Michel

Conscience, idéal et intérêt. "Welcome in Vienna" de Corti

Paris, Le Perroquet, numéro 66, novembre 1986

(novembre 1986)

« Welcome in Vienna » de Corti, comme il y a un an « 20 jours sans guerre » de Guerman, sont des films dont la gravité, la profondeur, étonnent la croyance -supposée générale - en la soutenue légèreté de l’Etre. L’un et l’autre (je ne parlerai que de l’un) sont des films de contenu.
L’art a des voies pénétrables. Comme il y a eu ce qu’on nommait dans les années soixante le cinéma-vérité, qui n’avait de véridique que de vouloir connaître un monde si nouveau qu’on n’en possédait pas encore de documents, ces films, dans un monde trop documenté sur lui-même, témoignent d’un cinéma de la vérité. Sans doute est-ce pour cette raison que, moins préoccupés d’innovations formelles, ils ouvrent un chemin qui serait celui du « contenu ». Il ne s’agit pas ici d’opposer forme et contenu, mais de remarquer que ce dernier est l’enjeu de la manière narrative. Dans cette manière, à nouveau, la vérité est le risque, et la réflexion, la configuration. La vérité n’est pas ce qu’on découvre, contre des illusions ou simplement des mensonges, mais ce qui est recherché ; sorte d’élucidation prolongée, dans les conditions du moment qui sont sans histoire. En soixante - pour suivre ma comparaison - le cinéma tirait la vérité vers les faits, vers le témoignage. Aujourd’hui, sans faits vrais, sans recteurs de vérité, c’est elle qu’il faut constituer, et la narration, parce qu’elle dispose de l’intérieur ce qu’elle expose, forge la contrainte sans recours où celle-ci, cette vérité, peut s’exercer. Sans recours, « Welcome in Vienna » est pourtant un film qui traite de l’histoire. Mais ce n’est pas davantage une réflexion sur l’histoire que hors de l’histoire. Cette relation là, qui constituait l’histoire en accord extérieur, en réaction sur cet accord, a disparu. Et reflue au profit d’une intériorité qui forge le sens à partir des personnages, de leur position, en fait des figures allégoriques intimes, dont la consistance est le chemin qu’ils parcourent et non la psychologie. Nous faisant à notre tour réfléchir. Et à ceci : si la préoccupation des formes, de la rupture, ou de l’innovation formelle, traçant sa propre histoire, ouvrait sur la liberté (une plus grande liberté, affranchie des limites précédentes), la présence de contenu, d’une chose à dire - par les personnages, par le récit conduit, par le sens qu’ils mettent en oeuvre - ouvre sur la vérité. L’esthétique et l’éthique de « Welcome in Vienna » me semblent entièrement subordonnées à cette préoccupation. Parce qu’il ne s’agit ni de la vérité dans sa rétroaction (éclairant un passé aveugle) ni de la vérité révélante, chassant la distorsion, mais d’un sens qui n’est tel que dans son devenir ; c’est ce devenir qui est figuré, la mise en perspective qui est artistiquement présentée par un éloignement et un rapprochement, un art de l’écho dans le plan, la réduction du visible à un petit nombre de signes, qui ne cherchent pas l’objectivité et la reconsti¬tution, mais le sens inépuisé et actuel.

Car il s’agit de Vienne dans la fin de la guerre. Dans l’après-guerre qui, elle, n’est pas finie.
Film recueilli, capable de créer une enclave d’intelligibilité, chaque scène est une position de la conscience, sans que jamais on ne se trouve dans une téléologie, dans une recollection, et qui, par cet effet, met la conscience à nu. Vienne détruite est la perspective, et cette perspective, le code restreint. Pour laisser plus de place à l’histoire qui est contée, à sa mise en lointain et en proche, dans un nouveau cadrage qui ne fouille pas dans le temps, mais l’établit comme noeud de pensée et non de durée.
L’Autriche en 1944 : les avant-postes combattants de l’armée américaine libèrent le pays de l’emprise nazie ; l’avancée de l’armée traverse une zone de camps de concentration, passe par Salzbourg, finit à Vienne. Aux avant-postes, trois personnages : Adler, Wolff, Bauer. Tous trois sont des européens qui se sont exilés en Amérique. Adler et Wolff, « immigrés historiques » parce qu’ils sont juifs, et ont fui, Wolff en 38, Bauer, « immigré naturel ». Adler et Wolff sont autrichiens, Bauer allemand. Ce qui les lie, ou ce qu’ils croient les lier, est la haine du nazisme et le combat de l’Amérique contre lui. Ce qui lie les deux protagonistes principaux, Adler et Wolff, est que, juifs, ils ont choisi l’Amérique comme lieu d’exception à l’horreur européenne, que juifs, ils ont à l’Europe et à l’Autriche un rapport privilégié. L’histoire du film est celle de la rupture des liens. Croyant contribuer à la libération d’une Autriche sous coupe hitlérienne - se croyant ainsi, par delà l’exil, noués à elle -Wolff et Adler découvrent que l’Autriche n’a pas été la prisonnière du nazisme, son otage, mais son expression. Que le nazisme détruit et conservé tisse profondément la société quittée. Que ce rapport-là, de l’exilé au pays, est impossible. Que l’Amérique ne peut être la patrie de leur exil, car elle rompt le contrat moral (de lutte contre l’injuste et l’atroce) au profit de ses intérêts géopolitiques. La découverte du profond enracinement autrichien du national-socialisme, et simultanément de ce que, refusant l’épuration, la puissance américaine est celle qui va absorber sa part de personnel nazi (dans la visée de sa politique contre la puissance russe) va défaire, de façon distincte, les liens qui attachaient Wolff et Adler à l’Amérique, les liens qui les attachaient ensemble, et mettre au jour ce qui les ajointe à l’Autriche. Dans de différentes circonscriptions de l’esprit.

Wolff redeviendra (le film le laisse entendre) autrichien, son identité de juif ne prenant sens pour lui qu’ainsi. Laissant penser que ce n’est qu’ainsi qu’il y a sens à être juif, et que, en Europe, c’est être l’emblème d’elle.
Adler, lui, choisira, après une tentative de passer à l’Est - cherchant le communisme et rencontrant l’État soviétique dans sa forme, elle-même complexe et ourdie de question juive, d’une KGBiste, veuve d’un révolutionnaire juif exterminé en 38 -Adler, choisira la voie cynique et symétriquement étatique de l’ascension sociale.
Seul l’allemand Bauer, personnage de contrepoint, retournera à la même Amérique, ne donnant à la conscience malheureuse de sa propre conviction nationale - d’ailleurs fortement entachée de nationalisme pro-nazi - que l’otage de son alcoolisme.
Entre les trois personnages, Wolff, Adler, Bauer, se joue la question nationale : ce que c’est que d’être américain, autrichien, à partir du moment où le partage en terme de pays ne recouvre plus le partage entre nazisme et anti-nazisme. Mais ouvre à celui en terme de blocs, ou de conscience. Conscience de l’antisémitisme proprement européen, proprement autrichien, qui fait du juif, lui refusant toute place, quelqu’un qui symbolise autre chose qu’une place. Qui, parce qu’il est l’immigré, celui de cette époque, exerce la puissance de l’identité. Non celle qu’il a en trop, ou en moins, celle du pays, que, par delà la chasse qu’on lui oppose, il dit le sien. Posant à tous la question du « comment s’appartenir ». Conscience donc de la fidélité (au génocide) et de sa trahison. Impasse de la trahison qui hésite entre le service aveugle de l’État et le service éclairé de soi. Mais un pays, c’est un peuple.

La fonction des personnages dont je vais parler maintenant est d’éclairer et d’obscurcir cet aspect. Une femme, un personnage complexe, c’est Claudia Shütte, fille d’un dignitaire nazi, c’est une actrice. Elle a eu la carte du parti nazi. Elle rencontre Wolff et l’aime. Elle veut survivre. Claudia Shütte incarne le désir - ici dit féminin -, de tout abolir de l’atroce, en repartant à nouveau, frais, de retrouver le plus vite possible un monde reconstitué, confortable et fonctionnel. Quel qu’en soit le prix. C’est une figure de l’intérêt viscéral confondu avec la puissance vitale. Elle est celle qui dit à Wolff : « tu as l’humeur sombre de ceux qui veulent changer le monde », et : « veux-tu tout briser parce-qu’on t’a brisé », celle qui tente de faire de la fidélité une image du ressentiment. Elle est celle qui veut faire table rase. Oublier, non dans une crapulerie d’oublis qui laisse seulement certains pans dans l’ombre. Mais tout. Une radicale en quelque sorte. Elle présente à sa manière l’intérêt face aux hommes chimériques préoccupés du sens des êtres et non du prix des choses. Elle est cette après-guerre de fourmi, cette héroïne de l’obstination, à demi pitoyable, entièrement impitoyable. Tout ne s’explique-t-il pas par la dure nécessité. La terrible réalité de l’après-guerre ne la dévoile-t-elle pas toute ? Claudia, par un détour, une ruse de la référence, réactive la violence brechtienne du « c’est comme ça ».

Qu’est-ce qu’un peuple, demande le film. Car si la guerre est l’affaire des États se partageant le monde, si la conscience est l’affaire de ceux qui s’en posent librement la question, la nécessité ne serait-elle pas ce qui fait d’un peuple autre chose qu’une abstraction, mais un mixte. Un mélange issu de ses divisions, une impureté dont l’idée du pays doit se débrouiller. Que faire d’un pays qui a été profondément nazi, pour qui le nazisme a été aussi une des faces de cette extrême privatisation de soi qu’est l’avoir. C’est aussi du point de vue de ce devenir là que « Welcome in Vienna » procède à son mouvement. Ainsi cet homme, ancien détenu de Mathausen, serrant la main à son gardien rencontré dans une rue de paix. Point aveugle ? Autriche pays inexistant ?

Plus existant que jamais, surexistant, extra-existant, comme on dit extraterrestre, voici un autre personnage. C’est le survivant de toutes les causes, l’autrichien éternel, l’intemporel soldat Sweik du négatif, l’increvable, l’indispensable ! La carnavalesque, grotesque, comique, figure de l’intérêt. Comme elle est noire et naïve chez Claudia ! Comme elle est burlesque en Treschensky. Communiste, nazi, premier à se faire prisonnier des américains, premier affairiste d’après-guerre, agent de propagande du nouveau parti conservateur, combinard, prestidigitateur, faisant sortir sacs de pommes de terre et manteaux de fourrure de son chapeau. Immense face comique de la petite entreprise, sa face arrangeante, serviable, accommodante. Valet de la nécessité, et confident des basses oeuvres. L’homme nécessaire en somme. Un ex-tortionnaire aussi. Le bonimenteur, le gavroche de l’ignoble. Côté à la fois caché et ouvert des peuples qu’on ne peut alors que quitter.

Vivre, est-ce que c’est survivre ? Entre les deux il n’y a pas de moyen terme. Tragédie des peuples, dans leur moment éternel. Kurt Waldheim ? Treschensky comme Claudia, fixent à l’avenir de l’Autriche, une dimension trouble et troublée. A l’Autriche ? Quitter ces hommes et cette femme-là, c’est Wolff. Celui qui quitte et qui demeure. La plus belle scène du film est celle où, quittant son uniforme - qui fait de lui une sorte de Montgomery Clift -, tournant sur une patinoire glacée - la caméra l’approche de nous -, Wolff présente son visage, coiffé d’un bonnet qui écarte les oreilles, fantasti¬quement devenu celui de Kafka. « Juif, petit youpin de Vienne » - ou de Prague -lui crie une prostituée de la faim dont il vient de décliner le service. Juif, cette manière-là de l’être n’est pas conscience malheureuse, mais tourmentée, indiscrète ; celle non de l’Europe jadis révolutionnaire, (à la fois triomphante et vaincue là où elle s’y attendait le moins) mais la nôtre dont lui, l’immigré, est le signe.