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Ecrits de Natacha Michel

"Pas assez fait, pas assez fait". À propos des hommes de la M.O.I. et du film "Terroristes à la retraite"

Paris, Le Perroquet, numéro 5455, été 1985

(juin 1985)

« PAS ASSEZ FAIT, PAS ASSEZ FAIT ! »

A PROPOS DES HOMMES DE LA M.O.I. ET DU FILM « TERRORISTES A LA RETRAITE »

Natacha Michel

Il n’est pas indifférent que les prises de position des quinze dernières années à propos de la Résistance aient accompagné ou ouvert une vague réactive de l’opinion.

Qu’il s’agisse de documentaire ou de fiction, du « Chagrin et de la Pitié », de l’exécrable « Portier de Nuit », ou de « Lacombe Lucien », et cas extrême aujourd’hui, des « Terroristes à la retraite » — et alors qu’à chaque fois il est affirmé vouloir donner un éclairage qui efface le simplisme, corriger une vision idyllique, héroïque et non contradictoire, dont le PCF et le Gaullisme à travers leur monopole sur cette période, détenaient la propriété, ou apporter des documents nouveaux — la voie qui s’ouvre, et qui se voudrait tierce, est celle d’une révision : sous toute grande cause, les ténèbres seraient telles, le labyrinthe des objectifs si impénétrable que cette grande cause ne cacherait qu’une abomination dont on aurait pu se dispenser en ne l’embrassant pas. En fait de clarté, il s’agit de celle fixe et blanche de la démission. Ainsi, « Le Chagrin et la Pitié » entendait révéler pour la première fois, dans une atmosphère pompidolienne où une légère rectification du nez de Cléopâtre du Gaul-lisme ne semblait pas inutile, que la France n’avait « pas toute » été résistante. Ce truisme n’avait de sens que parce qu’il gommait l’exception de ceux qui avaient agi. « Lacombe Lucien », par le jeu du hasard qui préside aux choix, et une sorte de naturalisme de la volonté, faisait que c’était « d’aventure » qu’on se retrouvait milicien ou victime. Plus banal et plus abject, « Portier de Nuit » procédait à l’identification du bourreau et de la victime au nom d’une attirance sexuelle dont l’enfer est dans chacun, et dont l’ambivalence était supposée faire le sel. Il n’était en fait alors question que d’amorcer le contre-courant goulagien.

Aujourd’hui, au travers du procès qui commence de toutes parts à s’instruire contre le PCF, sa politique avant, pendant et après la guerre, les « Terroristes à la retraite », tout en mettant en images les Résistants de la M.O.I., tombent dans une ornière semblable. Prétendant ouvrir la troisième voie, excédant gaullistes et PCF, — et conduisant d’ailleurs ceux-ci au front Commun — ce film qui donne la parole aux sujets de l’histoire, aboutit au contraire de ce qu’il déclare vouloir faire : restituer à ces hommes la propriété plénière de leurs actes. Non pas à la reconnaissance des hommes de la M.O.I., immigrés, résistants, politiques, mais en prenant abri derrière la politique stalinienne, à l’instrumentation de la figure militante et signifiante des hommes de la M.O.I. Cette contradiction entre les intentions proclamées et les résultats se donnant dans le partage du film entre sujets et commentateurs que le film réunit mais ne confronte jamais, ne fournissant donc ainsi jamais l’occasion aux hommes de la M.O.I. de se prononcer et laissant toute latitude au commentaire de l’expérimentateur historien : jeunes exaltés prêts à se sacrifier, car n’ayant rien à perdre, ou vengeurs de leurs familles décimées, instruments, désespérados d’une politique qui les dépassaient.

Il s’agit donc d’indiquer en toute rationalité scientifique l’évidente complexité de l’histoire, mais aussi de suggérer la trivialité des motifs. De montrer que la cause de ces hommes, s’ils en avaient une, leur était toute personnelle, qu’il n’était question que d’une vindicte, légitime certes, mais n’outrepassant pas le cadre communautaire des Immigrés présents en France à ce moment-là. Et de surcroît, de l’obéissance à une nécessité qui désignait de toute façon ces hommes à la mort. Ainsi est dénié par le film et sa partie commentée non seulement la grandeur mais le sens de l’action de la M.O.I. Car celle-ci est rendue incompréhensible si n’est pas pris en compte que ces Immigrés, ces Juifs, ces Arméniens, ces Polonais, ces Roumains, étaient des politiques et des militants. En soustrayant ces aspects ou en les fondant dans la politique stalinienne, le film opère une dépolitisation, et la déploie à propos de la conscience et de l’identité nationale précisément à l’instant où ce fut la Nation qui parla par ses Immigrés, indiquant assez combien la guerre contre le nazisme est de notre temps autant que du sien propre.

La M.O.I., essentielle à titre éthique, l’est aussi au titre politique. En ce qu’elle se croise avec tout ce que l’histoire du siècle et de la période eut de significatif. De la complexité des faits on veut nous faire remonter à l’obscurité ou à l’étroitesse des choix. Et de ces dernières à l’inanité de ce qui mérite le nom de décision.

Que les faits soient complexes, que l’histoire en soit à faire, il n’est pas question de le nier, mais sans doute sommes-nous à un moment faible où paradoxalement le goût et l’intérêt sont à l’histoire simple. L’histoire contemporaine de la Résistance était, elle, prise dans une histoire immense, non seulement vaste géographiquement, ou mondiale par la guerre qui y avait lieu, l’Internationale qui l’avait précédée, mais parce qu’elle tenait ouverte et écartée, l’empêchant de se replier et de se dessécher, l’étoile de l’histoire du monde, dont une branche était le militantisme, l’autre la politique, une troisième la subjectivité révolutionnaire. Devenus incapables de comprendre ces réalités, de penser avec ses extrêmes, on préfère passer de la complexité et de la complétude, à l’imbroglio, et trouver sous une cause ce qui permet de déclarer qu’il faut toujours s’en passer. Donc, par-delà l’objectif, qui est la tentative d’ôter au PCF déclinant une carte sur laquelle il veut faire reposer une dernière crédibilité historique, le film rend impossible de penser l’historicité de la dimension révolutionnaire des hommes de la M.O.I. Un parti comme le PCF qui fut entièrement kominternien, mais qui ne fut pas révolutionnaire, ne peut sans doute supporter que cet aspect là soit abordé, pas plus que ne le peuvent ses détracteurs.

C’est cette dimension révolutionnaire anti-nazie des Résistants immigrés qui est annulée au profit de l’explication psychologique ou martyrologique, en excipant rétroactivement du génocide des Juifs, qui est leur douleur intérieure, sans qu’elle occupe la totalité de leur vision. La façon dont l’histoire des hommes de la M.O.I. se conjoint au génocide et à une subjectivité révolutionnaire les partagent et les traversent. Mais ce partage, on voudrait le faire passer tout entier du côté du particularisme juif ou immigré : un particularisme pris dans une histoire obscure et qui ne fut grande que de la terrible ombre de Staline. La révision précise de cette phase de débat sur la Résistance porte en définitive beaucoup moins sur le PCF que sur une figure militante, celle qui donne aux hommes de la M.O.I. cette aptitude à dire, face à tous les repentis, qu’ils ne regrettent pas ce qu’ils ont fait.

Exemple essentiel, la M.O.I. pose la question de l’universalité qu’incarne dans une période critique les Immigrés. Quelle est celle des Immigrés qui sont en France aujourd’hui est donc la question de cette question. Savoir pourquoi les hommes de la M.O.I. ont pris les armes et combattus les Allemands, et savoir que ces hommes étaient ceux-là est le savoir qu’il nous faut. Le film qu’on nous a projeté, les débats qui l’ont entouré, la censure et la reprogrammation, en bref le cycle du bâton et de la guimauve n’ont le moindre intérêt qu’à ce titre.

En filigrane se profile d’ailleurs ce que c’est d’être Juif, quand ce destin est celui des Juifs d’Europe Centrale militants et révolutionnaires, pour qui Juif n’était pas autre chose. Comme si d’être désigné à la persécution, ou à l’oppression (en même temps que cela faisait lever la révolte) au lieu de donner l’esprit de clocher et de religion, prescrivait d’incarner cette révolte dans une conscience qui était celle d’un « tous », d’époque certes, mais qui indique assez qu’il y en a dans chaque. C’est ce refus du particularisme, fut-il celui des victimes, qui fait aussi la grandeur de ces hommes dont la figure militante était l’universalité.

Ainsi, loin d’avoir été mû par la nécessité, celle de la persécution ou celle du PCF, les hommes de la M.O.I. emportent avec eux un des choix les plus libres qui fût.

C’est à la nécessité que les hommes de la M.O.I. résistent encore. Pas assez fait, pas assez fait, j’aille fait davantage, dit Monsieur Mitzflicker. C’est l’avoir fait, cette décision que l’on tente d’aveugler sous le réseau des faits et des hypothèses. Un l’avoir fait que ces hypothèses, confirmées un jour ou non, ces faits ordonnés un jour ou non, n’éclaireront pas autrement. Car qu’il ait fallu faire, qu’ils l’aient décidé est le coeur de ce que les Résistants prononcent au sujet de leur action. Et je ne plaide pas ici pour une ignorance des matières et des moyens au profit d’un légendaire admiratif. Des héros, il suffit qu’il y en ait eu, si étrangers qu’ils sont parmi nous. C’est de cela toujours dont il n’est pas parlé dès qu’on parle d’eux. De cette décision. « Ferai-je cela » est tout de même la question que murmure que les hommes de la M.O.I. l’aient fait.