Ici Commence

Ecrits de Natacha Michel

Un document jésuite, "La déchirure"

Paris, Le Perroquet, numéro 51-52, avril 1985

(avril 1985)

Pour ceux qui apprennent l’histoire par le cinéma, disons que « La Déchirure », film anglais sur le Cambodge entre 74 et 79, ressemble bien moins à une fiction documentaire qu’à un document jésuite. Ces documents, les hommes de la Congrégation placés entre deux mondes et acceptant les deux pour le plus grand profit d’un premier, les envoyaient de la lointaine Chine, du Tibet, du Paraguay, aux environs du 16ème siècle. Par eux, on avait sur des pays, que l’éloignement ou le mystère couvraient, des observations exactes, des impressions vraies, des opinions probables.

Curieusement, et revanche incessante de la lettre sur l’image, alors que le récit des « La Déchirure » porte pour partie sur deux journalistes et a pour style les « moyens modernes de communication », c’est aux récits de voyages, qui mettaient tant de temps à parvenir, et qui donnaient au travers d’enlaidissements ou d’enjolivements, l’impression d’une lointaine vérité, que ce film fait songer. Il a, de la Confrérie, le sens de la réalité incontestable de ce qu’il rapporte, l’habileté à faire l’éloge du missionnarisme contemporain - le journalisme -à la fois flamboyant et raffermi par sa crise de conscience - et une position non réactive à ce qu’il décrit. Car ce qu’il décrit, c’est l’histoire du Cambodge de la fin de la présence américaine à l’invasion vietnamienne (au travers des yeux d’un couple d’envoyés spéciaux dont la moitié khmère verra son reportage se changer en destin). Et c’est de matériau en transit (cette période étant l’objet de si peu d’analyses, recouverte qu’elle est par l’horreur et l’usage de l’horreur de cette histoire, inconnue parce qu’elle n’est pas pensée) que le film tient lieu provisoirement. Curieux archaïsme du journalisme et de sa fiction, qui veut tirer prestige de l’immédiat et fonctionne au régime de la « relation d’un voyage au Tibet ».

Le film possède donc l’habileté de la casuistique des « news » : traiter d’un cas, chercher quelques principes, ne pas s’incliner devant la thèse d’une corruption radicale de l’humanité. Ainsi plutôt que l’histoire chercher le mieux dans une théologie morale. Stylé comme du Costa-Gavras, c’est-à-dire mondain, c’est-à-dire, de nos jours, grossier, il perd au nom de l’efficacité, de la « grâce efficace », non une complexité, mais un art véritable qui eût saisi hors de l’emprunt au réel, la dimension agrandissante du sens qui manque. Film d’accord avec le monde tel qu’il ne devrait pas aller, et qui suscite par son effet d’ensemble le refus du massacre et la redistribution des fautes. Ainsi, chacun étant d’accord sur le pire, le débat ne s’établit pas entre ce dernier et le mieux. Mais bien plus entre obscurantisme et lumière. Il n’y manque qu’une intelligence plus profonde allant de paire avec une radicalité. Car le film vient après que l’unanimité se soit prononcée sur l’abomination cambodgienne. Pris dans cette unanimité, la finesse est d’y vouloir comprendre. Ainsi « La Déchirure » appartient aussi, de plus près, à ce courant costaud de cinéma anglais qui se porte sur les contenus et veut apporter une signification même si elle ne l’établit pas.

Prenons donc la nécessaire arriération où nous place le journalisme, ce film com¬me un débat sur le « vrai ». Il ne nous intéresse que parce qu’il parle du Cambodge depuis l’invasion américaine jusqu’à l’invasion vietnamienne, d’un Cambodge que moins l’absence d’information que l’absence d’analyse couvre jusqu’à présent d’un terrible voile d’ombre.

C’est ainsi que ce film a un rôle. Quittons donc le récit qui l’enveloppe (thème de l’amitié, de la gloire journalistique revivifiée par la mauvaise conscience). Détachons de la linéarité imaginaire ce qui en fait le contenu : une série de notations justes, de faits vus, une intelligence instantanée des choses, qui si elles ne prennent pas position sur la nature interne du phénomène, la question d’une politique de paix au terme d’une guerre de libération nationale, s’établissent aux lisières d’où il est impossible de refuser de comprendre. Ainsi au delà d’une généralité qui poserait la révolution comme mal absolu, d’une interprétation de type goulag, qui, prise dans la fin des références devient ici aussi caduque, le film recherche, dans le stock, des généralités plus adéquates : les effets de guerre (celle qu’a mené impitoyablement les américains) sur les effets de guerre, dans une société traversée par un mouvement de libération. La guerre, donc, est l’idée principale, il fallait ce progressisme que je nomme jésuite pour le déclarer.

Progressiste en ce qu’il « étudie » l’affaire cambodgienne dans cette perspective, choix d’un progressisme qui est davantage « dans le monde » en définitive, que compte des morts et usage des morts. Il se place résolument dans la perspective anti-reagannienne d’une tradition de « veterans » (on nomme ainsi les soldats américains qui participèrent à la guerre du Vietnam et qui luttèrent contre elle) et refuse la révision des verdicts. Il faut articuler les mondes aux autres, joindre la clôture sur soi du phénomène terroriste (utilisée d’ordinaire comme marque d’aberration) à la clôture, la courte vue de l’extrémisme impérial. Interdépendance qui indique que l’histoire mondiale a fracassé sa positivité non dans le mal radical du communisme, mais qu’elle se situe encore dans les conséquences d’impérialismes dominants, dont la forme belliciste a dessiné jusqu’au destin des libertés qu’on voulait conquérir. « La Déchirure » ne donne pas visa à une problématique de l’horreur communiste. Elle la subordonne à une histoire de l’oppression dont la guerre à tout crin qu’y a mené l’Amérique dans l’Asie du sud-est est la forme anarchique et extrême. D’une certaine façon, et c’est l’hypothèse « vue » de « La Déchirure », le terrorisme khmer rouge, son échec historique, est une réponse à celui de l’Amérique, et sa forme constante, une jacquerie cruelle, une revanche qu’aveugle une longue oppression, concentrée par la présence américaine.

La thèse filmique est ainsi établie : il faut chercher la raison des khmers rouges dans l’atrocité de la guerre américaine. L’y chercher n’est pas l’y trouver toute. Pas de mal radical dans l’un ou l’autre des deux camps, mais de l’atroce historique. C’est donc en ramenant le film à ses instants, à ses choses vues, à son matériau, en défaisant ce que lui-même en a fait, qu’il prend un intérêt que le grand spectacle brouille. Revenant en définitive à une tradition de journalisme un peu autre, un peu plus significative que celle régnante. Celle où les faits rapportés avaient à être pensés, ou étaient donnés dans des types différents, ce qui est vu et ce qui doit être compris. Et où soudain ce qui avait été vu était destiné à l’intelligence plutôt qu’à l’aveuglement. L’empirisme du reporter : sa seule dignité étant de s’y contraindre.

Ainsi rendu à ses éclats, à ses vérités, à ses instantanés, le film se construit autrement :

-  L’occupation américaine. Bombardements civils, massacres indiscriminés, ruines de villes khmères, sur lesquelles des résistants khmers rouges sont sommairement exécutés. Autorités américaines remballant quand la situation est cuite, dans l’anarchie et le cynisme, quelques lonolistes épars, oubliant les autres. « Après ce que nous leur avons fait - aux khmers résistants, aux khmers rouges -, je crains le pire », dit l’attaché d’ Ambassade.

-  L’ignominie française. Les khmers rouges prennent Phnom Penh. Dans l’ambassade française, des réfugiés khmers. Vieux diplomates impuissants, coloniaux qui ont repris du service, livrent les réfugiés à ceux qui vont les faire périr. Ignominie vue.

- La Paix. Chars khmers rouges qui défilent, gens qui acclament : « la paix ! la paix ! ». Quelques heures seulement après, la répression commence. Colonnes de déportés sur les routes.

- Les khmers rouges. Horde au sens ethnologique plutôt que racial, sortie de la forêt, ou paysans très pauvres, très jeunes. Armée bruyante et vindicative qui ne connaît pas la ville, sortie des campagnes, d’une guerre terrible, jouant avec les voitures trouvées dans les rues, qu’ils cassent comme pour voir comment elles sont faites. Placides, concussionnaires, jouant à faire éclater les têtes des prisonniers comme des balles de ping-pong, sorte non de seigneurs de la guerre, mais de serfs de la guerre. Armée d’une revanche paysanne millénaire, et sans contrôle, hors cadres, qui exerce sa vindicte, que le mépris jeté sur elle a livré au mépris d’autrui. Considérant chacun qui n’est pas elle comme l’ennemi séculaire. Ensemble d’enfants cruels. La jeunesse mise en cause comme notion intemporellement positive par la cruauté. Possibilité de troc avec eux, au début.

-  Le parti communiste khmer. Absent, divisé. Les dirigeants khmers rouges n’aiment plus le peuple, dit un dirigeant khmer. Incapables vis-à-vis de la menace vietnamienne. Incapables livrés à la destruction.

- L’invasion vietnamienne. Symétrique dans ses formes à l’invasion américaine. Ne servant pas à sauver les déportés qui sont exécutés devant l’avance de l’invasion.

- Les déportations et les grands travaux. Dialectique de l’extermination et de la survie. Arbitraire absolu. Incision faite par un prisonnier dans le cou d’un buffle pour aspirer un peu de sang, survivre. La vie qui s’installe à côté de la mort, détaillée. Chalamov.

- Le sac poubelle symbole de hasard concentrant l’horreur historique d’une époque. Objet usuel devenu objet d’horreur. La baignoire. Souvenons-nous que, toutes proportions gardées, c’est dans des sacs poubelles que la police jette les hardes des ouvriers immigrés jetés à l’aube hors de leur foyer-prison. Ici - là-bas. Autour des déportés, travailleurs forcés, de très jeunes filles khmères rouges s’agitent, criaillent, poursuivant les gestes épuisés des condamnés d’un petit éventail de plastique plié bleu : sac poubelle. Elles en frappent un au visage. Désignation mortelle. Le sac poubelle devenu cagoule procure la mort longue par étouffement. Union nationale. Dans l’idéal : un dirigeant khmer rouge confie son enfant au déporté qui s’enfuit.