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par Alain Badiou
Des arabes, dont en quittant la Tunisie ils se séparent, les juifs viennent ici occuper, à Sarcelles, la place. Je veux dire que dans notre peuple multinational, ces juifs constituent une sorte de minorité nationale populaire, qui est dans le conte de son origine, mais qui n’a désormais d’autre oeuvre que de transformer, d’engendrer, la façon contemporaine, multiforme, divisée à l’infini et réconciliée au hasard, d’être et de devenir français. Le talent calme et composé de ce film est de substituer au thème de la « question juive » un parcours de singularités où se brise la vieille question : « assimilation ou particularisme ». Non, ce n’est pas un film sur les juifs, car d’être un film sur ces juifs fait que c’est aussi bien un film sur les arabes, ou les africains, ou les portugais, bref, un film sur la France. Pas la France d’une nostalgie rurale, unifiée. La France actuelle, où chacun, dans la voix d’un Autre, doit se prononcer sur l’invention d’un peuple. A ce propos convient ce style frontal des cinéastes, l’agencement d’une vérité qui n’a rien du « saisi au vol » des fausses réalités. Car il s’agit de mettre en fiction ce que nous sommes, nullement de « faire connaître » nos exotismes intérieurs.
Il y a dans ce film une éthique du cinéma, dont la règle serait : « si tu veux éviter de faire des gens que tu montres un spectacle pittoresque, prends soin justement de composer ton image, et d’en avoir à tout moment l’intelligence ».
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LES AMANTS DU LIEU
par Natacha Michel
Quand dans le film nous voyons un film de télévision que regardent les personnages du film, ces acteurs de télévision nous voyons clairement qu’ils jouent faux. Ce sont Loulou et sa famille qui jouent vrai. Les faux acteurs sont à la télévision, tandis que les vrais les regardent. Jouer vraiment fait de véritables acteurs. Chaplin, Buster Keaton, Toto, à l’état natif, sont réunis à la ville par ce film, Loulou et sa famille sont de grands comédiens comiques. Comiques sans doute parce que c’est un des moyens de jouer leur tragédie, avec tribulations tranquilles, quand c’est la pile des évènements qui dégringole. L’image elle aussi joue, dans une même opération que celle des « acteurs », qui se compose et se dispose devant nous dans chaque plan, dans celui où quelques enfants assis en désordre sur des marches se déplacent et viennent former sans qu’aucun miracle autre que celui de la vision ne les y entraîne, une figure gracieuse. L’image joue aussi : un paquebot passe à l’horizon devant un homme qui le contemple de la plage. Incongru, familier, dans la clarté filmique et une lumière venue des grands espaces, le paquebot passe, emplit l’écran, peint dans des couleurs éclatantes qui ne coulent pas au-delà du trait qui le dessine. Lent, grand, coloré, le bateau passe dans le plan, bateau réel pareil à un bateau de théâtre poussé en coulisse par vingt mille figurants, anti-Exodus mélancolique et allègre. Pas exotique parce que joyeux. Il faut voir le film de cette diaspora-là : elle n’a lieu que tous les mille ans.
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BOUCHES DU SUD
par Natacha Michel
Loulou et sa famille vont quitter Tunis. Tunis sur Goulette, Goulette sur Tunis, péninsule natale, bout du monde lumineux. Ils sont les derniers juifs, la dernière famille à quitter un pays qu’ils aiment, qui est le leur. (Dernier des juifs, derniers des Justes ? Ce n’est pas si simple). Certains rêvent en couleurs. Eux et les cinéastes qui les accompagnent, c’est en couleurs qu’ils voient. En couleur et en distance réelle.
La distance exacte du réel est sa proximité. Quand Loulou et ses proches « déménagent », une équipe de cinéastes les suit et change l’exode en film, Loulou et les siens en acteurs. « Il y a tant de pays pour aller... » est une diaspora filmée. Document et comédie par la grâce de ceux qui s’y trouvent. Jamais documentaire ni vaudeville. A l’effet « j’y étais » des films d’actualité, aux caméras portées qui volent les images et tournent à l’insu des gens, le désir de cinéma des auteurs rétorque par une caméra stable, une image composée, une pleine conscience des protagonistes. Par la décision de faire un vrai film d’un film vrai. Un reportage, c’est une logorrhée d’images montées sur un propos. Avoir voulu d’abord faire du cinéma, c’est avoir su aussi renouer avec ce qui commence, prendre les choses à la bouche comme on dit à la source, bouches du sud, et cinéma de Méliès, et/ou son image extra-présente, comme on dit extra-terrestre.
Ici le film est de face. Il n’y a pas d’épinglage, pas de collage, pas de surplomb. Tout se passe dans le cadre, dans l’organisation de la profondeur, dans une image pure, une substance disposée pleine d’indices colorés. La distance réelle exige que ce que disent, font, Loulou et ses proches, ait lieu dans ce cadre, dans cette scène, n’en déborde pas. Loulou et les siens partent et arrivent. De Tunis sur Goulette à Sarcelles sur Paris. Cadre de leur vie, cadre du film. Contrainte formelle, contrainte réelle. Pourquoi sont-ils partis ?
A cette question, un vieux sage, eux-mêmes, répondent : espoir déçu d’un certain type d’État musulman moderne, ancienne proximité avec l’occupant français qui a séparé les juifs tunisiens de leur voisinage arabe... Ils indiquent des dates, des évènements, des guerres. L’antisémitisme, les torts ne sont jamais invoqués mais un refroidissement dans les relations de voisinage qui, avec la vie de famille, font le bonheur de la vie. Où aller ? Qu’est-ce que partir ?
A Sarcelles, la grande vitre claire qu’ on lave à l’occasion de Pâques éclate comme une bouteille fracassée au baptême d’un navire. L’appartement, coupé en deux par la lumière et l’ombre, la tâche rouge des cuvettes en son centre, ne sont pas des décors, de simples auxiliaires esthétiques, encore moins des témoins sociologiques, mais l’intrigue, l’histoire, le suspense que jouent ces acteurs parfaits. Leurs dialogues, leurs monologues, ce merveilleux texte inventé par eux ne doivent pas leur drôlerie à la seule improvisation, à leur humour doux plutôt que tendre, c’est leur façon brillante de jouer cette comédie des lieux sur fond de possible tragédie historique. « Avec ma corpulence, dit Loulou qui n’est pas maigre, moi avec ma corpulence... Monter et descendre tout le temps par un escalier en colimaçon... ». Loulou, c’est un personnage extraordinaire, il a une verve lente, il fait rire non de ses malheurs mais de ses bonheurs. Loulou, sorte de parleur natif, n’est ni un conteur ni un hâbleur ou un camelot, mais quelqu’un pour qui parler a toujours été un acte sensible ; quelqu’un pour qui se mettre en scène est se mettre au monde (avec tout ce que cela exige de présence maternelle et familière), une manière de naître à chaque instant à une façon de raconter, précise et drôle qui emplit l’écran. Entre Tunis de la recherche du temps perdu et Sarcelles du temps retrouvé, entre le vendredi soir où « c’était merveilleux, il y avait le jasmin, les djebas, les salaisons, une femme qui vendait des briks et la pharmacie, c’est la seule chose qui reste toujours » et le Sarcelles des cafés, des paris, du grand-père à casquette qui marche dans un paysage de joggers noirs habillés de bleu, Sarcelles aussi des épiceries casher et plus-que-casher, il y a l’immense écart d’une vie jouée. Et cette manière de tous les immigrés, non pas d’acclimater leur coutume avec un fatalisme folklorique ou de faire du quotidien un exotisme nostalgique, mais de faire de la vie en France une vie nouvelle où la boukkha-baguette-de-pain remplace le béret du même nom.
« Avoir une maison à soi », dit l’épouse de Loulou. En France, à New York, à Sarcelles, ou dans cet Israël qui ne sera nommé que pour être repoussé ? Raisons, bonnes raisons, de partir ou de rester... On nous les indique, mais ce qu’on nous montre, que ce soit là-bas ou dans ce nouveau là-bas qui est ici et Sarcelles, dans la beauté des couleurs, dans l’entourage des objets, trépied à poivrons des grands-mères, perron blanc des enfants, c’est une façon de rester, une anti-diaspora du sentiment. L’exilé de cette sorte est celui qui est l’amant du lieu. Du lieu qu’il quitte, du lieu qu’il retrouve. Couché sur son lit à Sarcelles, Loulou explique ses plaisirs : « Moi je me plais beaucoup à Sarcelles. Mais il n’y a pas assez de loisirs ». Brouillées, les raisons, bonnes ou mauvaises, comme les pistes admises, brouillés, les chemins qui expliquent au profit de la clarté de l’endroit qu’on sait habiter. La question des causes de l’exil, du pourquoi ils partent ou sont partis, de quand ils ont dû le faire est à la fois présente, enfouie, et insaisissable.
DéspéciaIisée.
Pas plus que ce film n’est un documentaire, il n’est un film sur les juifs. C’est pourquoi sans doute une vérité sur eux s’y faufile avec intransigeance. Ceux qui sont partis vers une Amérique possible qui réside à Sarcelles. La Goulette, Sarcelles. L’habitude : « Est-ce que vous trouverez des poivrons à Paris ? - Est-ce qu’il n’y a pas des poivrons, répond la grand-mère, et des tomates à Paris ? ». Ah ! l’habitude... L’habitude est l’art de ceux qui changent. Non l’habitude de changer, de l’errance résignée, l’habitude de rester, l’habitude d’habiter.
Autour de Loulou Ben Aïs, sa femme, ses frères, ses parents, sa belle-sceur, ses enfants. Les personnages d’une famille qui sont ceux d’une histoire. Histoire de l’amour des lieux, et de gens étonnants. Une porte bleue cintrée, un fly-tox jaune, le bas d’une porte, une ombre, un rideau, le cocorico des mouches... Qui les a vus ? Les cinéastes parce que les acteurs.
Quand la porte bleue de la maison de Tunis se referme pour toujours, un plan montre ses occupants rayés par l’ombre des canisses.