A qui ne tolère pas que l’on salue les morts, je conseillerai d’aller voir « Les sacrifiés » (2). Film sur la guerre d’Algérie, il possède sa façon à lui de ne pas l’oublier. Refusant les entreprises de confiscation, leur préférant plutôt une guerre entourée dans une aura de songe, il trace vers elle un chemin fragile, étroit, parfois suave qui convient. Film tantôt incertain dans sa facture, volontairement mineur et vigoureux, brouillon peut-être pour brouiller les pistes, il est le récit, parfois le conte, d’un moment de la guerre d’Algérie en France, et va de bidonville (celui de Nanterre) en prison (celle de Fresnes) avec passage à la Goutte-d’Or, exposant ce qui, moins qu’une trajectoire, est un trajet, une piste plutôt qu’un parcours du combattant et que connaissent ceux qui connaissent.
A la légende donc, il préfère le conte et ses personnages à paresse et à facéties, à décision et à ballades. Autour d’un coiffeur expulsé d’Oran vers 1954 qui parvenu au bidonville de Nanterre découvre que « ici aussi il faut choisir » - et le découvre dans une cave de sinistre hérédité mais qui est aussi caverne - autour d’un vieux collecteur du FLN et de ses compagnons, dans un monde d’ouvriers peu réalistes, qui portent le bonnet de laine, sans présomption, sans timidité, exposant peu de mobiles, frappant d’activité les faits, faisant la nuit (de la Saint Valentin) (3) sur la guerre que se menaient, dans la guerre, le FLN et le MNA, il promène sur toute cette Histoire une lanterne naïve, parfois sourde mais pas aveugle, et remédie à l’insignifiance profonde où est plongé ce genre de sujet.
Car la guerre d’Algérie traitée en jeunesse, est pour l’auteur de ce film, non de l’histoire à reconstituer mais précisément un sujet. Pas un bon qui fait les grandes machines, voire « La Bataille d’Alger », ni un mauvais. Un sujet tout court, et qu’il est urgent de trouver.
Qui se scandalise qu’on ne parle en France presque jamais de la guerre d’Algérie ? Personne. A peine quand on restitue aux généraux de l’OAS leur pensionnement de vieillards. Encore moins quand la nationalisation forcée par une loi de 1973 des jeunes algériens nés après les accords d’ Évian, tente de leur arracher précisément ce qui les constitue comme tels. Ainsi va la difficulté de parler de l’histoire. Il y a une bonne raison à cela, c’est qu’elle est finie ou alors absolument contemporaine, je veux dire, significative à partir d’un maintenant. Finie l’histoire, c’est-à-dire finie l’idée d’un enchaînement nécessaire, et d’évènements enclenchant leur lendemain. L’évènement est nu. Encore faut-il qu’il ait lieu.
Même lissé par le récit, c’est ce dont « Les Sacrifiés » nous parlent. C’est même là leur sujet.
Mais revenons sur ce trait bien français et qui veut comme par tradition négative qu’on ne parle jamais vraiment de ce qui fait réellement la France. De ce qui la fait faussement : abondamment. Ratelier des dents fausses, et qui ne peuvent mordre. C’est alors le néo-classissisme dont Costa Gavras possède le prospectus, opérette parlée avec du coeur, et le ventre côté peuple. L’auberge du cheval blanc avec des tanks ; mais d’une certaine façon cet archaïsme a son avantage. Comme si ce qui était foncièrement politique ne parvenait pas ici à devenir marchandise, à l’américaine. Car en somme, voilà un pays l’Amérique qui à notre rebours parle de tout : des scandales de l’appareil d’État, à la guerre du Vietnam en passant par « Les Raisins de la Colère ». Il n’y a pas de sujets tabous, et pas de sujet du tout. A cela près, il n’est plus étrange qu’à part un poème filmé magnifique sur la Résistance, dû à André Michel, « La Rose et le Réséda » - 10 minutes - , nous n’ayons à nous mettre sous la dent que « Les combattants de l’Ombre » de Melville ou des « Lacombe Lucien » de Louis Malle, quand ce n’est pas « Français si vous saviez » ou encore la version P.C.F. : « L’Affiche Rouge ». Le vieux Brecht voyait à cela sa raison déjà, disant que si l’Amérique ne connaissait nulle censure, c’est que tout y était déjà à l’ avance produit marchand. Il marquait ainsi le lien indéfectible entre la marchandise e la liberté d’expression. Qu’en France il y ai des sujets tabous nous vaut des exceptions « Les Sacrifiés » en sont une.
La guerre d’Algérie appartient à ceux qui l’ont faite, et « Les Sacrifiés » comment par ne pas la refaire. Loin de lui le projet d’une reconstitution, d’une véracité. C’est pourquoi ce film prend résolument le part de l’évoquer du point de vue de ceux qui n, l’ont pas connue. Un film seconde génération. Qui ne l’ont pas connue mais qui en ont entendu parler. Trop parler sans doute parce qu’aussi bien, on sait quelle importance sacramentelle elle a pour le gouvernement algérien, de quelle manière l’ancien combattantisme sert de légitimation à cet État Quand bien même son indépendance en procède. Mais ce n’est pas la même chose C’est contre cette légitimation étatique que s’exerce le talent de ce film.
Voisinant ce trop de parole, il y a le peu concernant l’entremêlement des français à la guerre, leur lâcheté ou le chauvinisme du P.C.F.
Mais aussi un temps français de lutte anti-coloniale et de soutien direct au FLN qui, l’époque révolue, laissa ouverte la question d’un départ des intellectuels vers ce qui n’était pas eux : ils étaient passés, quelques uns en tout cas, d’un autre côté. C’était une brèche, pas une habitude. En groupe ils n’y restèrent pas. Je veux dire : ils ne gardèrent guère la coutume d’un rapport direct avec d’autres. Peut-être cela s’appelait-il le militantisme. On en a beau coup parlé. N’en parlons plus. On nous a même expliqué depuis qu’il n’y avait pas de côté. Pauvre Proust.
Enfin, il y a ce qu’est cette guerre pour les jeunes algériens de France, ceux d’ aujourd’hui, leur conscience là dessus, leur identité.
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Plutôt que de les attaquer, ces thèmes, ces questions, ces difficultés, « Les Sacrifiés » les contournent mais avec une sorte de naturel, de spontanéité, d’insouciance, comme si son souci était précisément ailleurs. Il préfère à un « héros » ouvrier, se centrer sur le personnage d’un coiffeur, au visage mélodieux et le suivre au travers de ses tribulations consentantes, parmi ses amis, les comparses d’une société d’hommes seuls ; il le montre tenant une boutique dans le bidonville, collectant les fonds du FLN autour du plat à barbe, participant à des expéditions punitives contre le MNA, contre des harkis, fuyant après la rafle du bidonville, sa ratonnade, réfugié dans un hôtel-taudis où l’horreur de la guerre devenue horreur des rats qui grouillent sur le plancher - l’horreur d’être fait raton, le jettent à nouveau dans une course où il se fait prendre. Prison, torture, libération, on est proche maintenant de la fin de la guerre. Le jeune coiffeur retourne au bidonville à la recherche du monde d’avant. Puis, pris à nouveau, réemprisonné, il se fige dans un mutisme absolu. Il est celui que les amis retrouvés en prison montrent du doigt sui la tempe. Il est celui qui a perdu la mémoire de ne pouvoir oublier. Autour du coiffeur et de ses compagnons, permanence de français mais pas présence. Le commissaire, le tortionnaire : des emplois. Une jeune fille de la zone : un accueil. Un porteur de valise un bistrot. Permanence, mais pas présence.
Car le film centre résolument son propos sur les algériens en France. Ce n’est pas tout à fait la guerre que leur font la police et l’armée qui l’occupe. Cela est comme un déjà là, un postulat extérieur dont il n’a pas à dire. Mais des algériens entre eux. Moins donc de la Guerre que de celle que mène le FLN contre le MNA. Et celle-ci présentée dans une stylisation, un alignement sur 12 guerres des gangs peu explicite et peu grandiose. Là où on attendait l’histoire or trouve un emprunt au film de cambriolages coups de feu, coup de frein, certes, mail aussi solitude des actes, leur parcimonie leur aspect violent et fugitif. Rien à comprendre dira-t-on et tout à voir.
Si on ne fait pas à l’auteur l’injure de penser qu’il aurait pu en dire plus, il faut bien se résigner à entendre qu’il en dit moins : « Je préfererais ne pas le dire » dit ce Bartleby algérien. Et très visiblement autre chose que : « La politique est une partie de « gendarmes et de voleurs », ou même « le FLN était une militarisation ».
Curieusement, cette représentation schématique (et filmique) des faits, de ces contradictions si importantes entre une organisation qui assura la lutte et une autre, le MNA, qui cherchait l’accord avec la France, sont ce par quoi le filme signe son actualité. Ni commémoratif, ni explicatif, il est indicateur de contradictions présentes entre algériens vivants. La guerre elle-même fut contradictoire, qu’on ne nous dise pas que son souvenir efface toutes nos contradictions. Petite fonction de l’art comme résistance à l’apolégétique, à l’éloge de l’État, à son portrait par lui-même.
Tandis que commissaire, tortionnaire, sont joués comme dans les films français de deuxième qualité, renvoyés à cet emploi, la présence du sang est versée à l’hémoglobine. Qu’on ne s’y trompe pas. Puisqu’il n’y a rien à tirer de la reconstitution, le film décide d’emprunter aux traditions : celle du cinéma, film policier, film d’horreur ; tradition du récit, façon de conter prise dans la tradition nationale algérienne. L’histoire est un récit. Ce qui excepté cette façon de faire de l’insignifiance, c’est à quoi elle est destinée. Un récit désigne toujours hors de lui un sens. Une technique formelle dispose des signes. Le récit est ce à quoi importe ce qu’il signifie, qu’il ne contient pas entièrement, et pointe hors de lui.
Ainsi du traitement de cette partie du film, qui se passe dans le bidonville, lieu de contes inlassables, plutôt que cul de sac social, ce bidonville dont « Dodeskaden » de Kurosawa à l’autre bout du monde donnait l’invariant poétique, est comme lui abstrait et bleu. Pareil aux peintures de De Staël qui montrent un bateau fendant la mer comme un rectangle bleu dans un autre rectangle bleu, portrait de bouts de couleurs, il est fait de leur collage, morceaux de bois, morceaux de tôle, de cartons.
Au sol, la boue et son ponton de planches, la vie fluviale de la boue. Petites boutiques, petites baraques avec des habitants plus hauts que les murs. Tout cela repeint par l’imagination et par le conte, ici le récit se fera conte avec des personnages propres à l’Islam, venus de cette tradition, joueurs de darboukas (un tambourin) chanteurs et ces longues veillées sèches où l’on joue aux cartes, parle et se tait. Définition populaire du bidonville par l’entremise d’un imperceptible merveilleux ; pas du tout folklore ou culturalisme ; mise en place au contraire de protagonistes qui ne sont pas loin du Goha, personnage des contes du Maghreb, ce personnage simple ou fripon qui parfois se promène avec son âne, qui parle à tous et à qui tous répondent.
Le bidonville, à l’habitat misérable est un lieu de sommeil mais aussi de rêve d’un peuple. Et à travers lui, à travers cet homme du FLN, vieux-fou-vieux-sage qui va de baraque à baraque, surgissant partout où l’on se rassemble, à travers le crédule coiffeur qui n’a pour âne qu’une paire de ciseaux, la collecte de fonds, les expéditions contre MNA ou harkis, sont entraînés par les personnages du récit populaire. Et celui-ci, ce populaire-là, parce qu’il est conté par les personnages (et non pas disposé à distance d’eux) perd son côté faux et odieux au profit de son côté fictif. Parce qu’il s’enroule autour d’eux, et se déroule par leur bouche, donne au film cette soustraction de véracité qui détourne notre oeil des explications canoniques. De même le personnage du jeune coiffeur, personnage central, figure de la ville visitée par le village, supporte une délocalisation du monde prolétarien au moment où la guerre le forme en peuple. Parties de cartes, longues soirées, petites assemblées, beuveries interdites et ballades nous donnent à voir les algériens non comme communauté mais comme ville dans la ville, et la migration séparée de son retour mais pas de sa lutte comme un univers stable, présent et notre.
Cet univers construit de bribes et de couleurs, la rafle et la prison le détruisent, en font un enfer perdu. Si le conte est brisé, reste la chimère, et c’est ce thème sous son acceptation moderne de folie qui se retrouve à l’autre bout du film, emprisonné pour la seconde fois, alors que la libération est imminente, le jeune coiffeur devient fou. Ce sens que le récit induit se trouve là, il ne s’agit pas de la tarte à la crème de la psychose propre aux films occidentaux ; mais d’un enfermement en lui-même qui entraîne le coiffeur dans une éternité de fable.
Car le sens que le récit indique comme en dehors de lui, c’est bien cela : la guerre. Plutôt qu’un monument aux morts il montre un mort vivant qu’on ne peut célébrer mais qui manifeste qu’une vraie guerre, un vrai évènement créent une différence que rien ne viendra combler, une sorte d’irrémédiable. La guerre qui est finie n’est pas passée Que quelqu’un y demeure faisant symbole pour ceux qui y restent l’arrête. Hymne discret aux sacrifiés à qui il n’y a rien à rendre.
Moment de réel dans ce conte, bât volontairement par l’imagination plutôt que par la mémoire. Car celui qui y reste est celui qui la perd.
Très discrète vérité. Elle perce et retourne le film sur lui-même, en dépit de ses facilités et de ses impuissances. Pour dire cela qui en valait la peine, tant pis s’il y a un bougé venu du naïf, où le sens s’abouche à l’emblème - ici la folie. Mais cette absence d’histoire permet aussi qu’on ne pleure pas sur elle. La guerre, ce réel égal à celui qui s y trouve sacrifié, n’est pas dans ce film uni folie des hommes mais la folie d’un seul.
Rien de nouveau philosophe là-dedans ou qui vient poser à l’échec historique des plèbes. Le fond de l’histoire (laquelle est un récit) est l’impossibilité de faire table rase, de ceux qui la font.
 
(1) Bartleby l’écrivain dans un conte de Melville, répétait chaque fois qu’on voulait le forcer à... « je préfèrerais ne pas le faire ». (2) Ou de revoir quand il repassera (3) La nuit de la St Valentin, célèbre épisode à Chicago où la bande, peut-être d’Al Capone, en fusilla une autre.