Ici Commence

Ecrits de Natacha Michel

« Passion » ou deux façons d’être moderne

Paris, Le Perroquet, numéro 12, 26 juin 1982

(26 juin 1982)

« Passion », soyons bref, peut se voir comme un film deux fois moderne. Au fond il le dit partout, l’auteur, à sa façon peintre qui tape dans le langage toujours à côté, le cinéma est oecuménique. Tout le monde filme la même chose, par exemple le dollar, mais lui Godard filmerait plutôt la chose, la pièce, le portrait du dollar et Verneuil 5 milliards (Cf entretien dans le No 336 des Cahiers du Cinéma).

Le cinéma est, au propre et pas au figuré, portrait, c’est-à-dire histoire arrêtée, récit tordu, auquel on a tordu le cou pareil à celui du canard, lequel est réputé, décapité, capable de continuer à courir, un moment, comme si de rien n’était. Le récit cinématographique, canard sans tête, continuera donc, ayant été tranché avant, de cavaler le temps du film à travers. Là n’est pas le sujet du film. Pas de récit donc, ou plutôt sa marche titubante et finale, restituée par la nature du cinéma qui est d’être jeune donc primitif en une vague bousculade burlesque qui entrechoque les épisodes comme ceux qui font tenir debout ce qui est proprement oblique : les bastonnades, les courses effrénées, les tartes à la crème, le grand moustachu qui rencontre le petit, enfin le moment où quelque chose bascule, où s’échange de l’irréconciliable, mais en saut à travers le cerceau en papier de l’autre.

Il y a donc toute une partie du film où une histoire qui n’est pas plus embrouillée qu’une « follie » se cogne aux angles des personnages, déambule vaguement à coup de galipette ; une équipe de film filme en Suisse dans un studio qui est près d’un hôtel qui est près d’une usine. Une ouvrière bègue est amie ou amante d’un metteur en scène polonais qui est lié à la tenancière de l’hôtel qui est la femme du patron de l’usine. Le patron renvoie l’ouvrière qui fait une réunion, le metteur en scène regarde sur un magnétoscope la tenancière de l’hôtel qui se dispute avec son mari tandis que le film qu’il fait voit sa production arrêtée, et tandis qu’une partie de l’équipe partira en Amérique auprès d’autres commanditaires, les femmes du film se font de l’auto-stop mutuel pour rejoindre la Pologne. Le patron erre, le metteur en scène polonais maugrée contre la promesse de Pologne. Fin.

Deux charries donc chères à Godard entre la production et la production, le travail et le cinéma comme autrefois entre, hélas !, la machine et le sexe. Mais il ne reste rien de ces deux encadenages, sinon des petits triangles d’action, des rencontres, où la tarte à la crème qui vient effacer ce qu’on voit est la vitre avant d’une voiture, la petite vitre triangulaire à l’avant de la grande sur le côté, ou bien portes claquées, escaliers montés. Petits fragments filants d’action.

Donc une fois moderne de ne raconter quelque chose qu’à partir de points de rebroussement, des chocs et entrechocs, des rencontres mauvaises ou drôles. De faire porter tout cela par des portraits, ces types atypiques de Godard, le patron, le héros (ici demi, car metteur en scène), l’ouvrière, la femme ; curieux types, curieux portraits car guère en pied, guère complets, et qu’à la fois cette typification et cette incomplétude évident, obligent à se détacher en figure-fond, sur du blanc, comme dans des photomatons de cinéma, ou des fiches signalétiques, noir sur blanc. Mémoire du cinéma en noir et blanc, comme intériorisés par les acteurs, comme l’est d’ailleurs un désordre porté contre leur rôle, celui qu’on les a engagé pour jouer...
Il y a dans ce film, cette typification de Godard qu’il a apporté vraiment au cinéma, cette façon de grossir le gros plan jusqu’à ce qu’ il devienne trait pour trait, ceux d’un acteur qui ne joue pas un rôle, mais demeure acteur, à demi engoncé dans son nom - les personnages s’appellent de leurs prénoms -, pas du tout comédie del arte, pas du tout réaliste, mais mi-chemin de la figuration et de la comédie. Comme si c’était un cinéma d’acteurs que faisait Godard mais simplement pris au pied de la lettre. D’où le sentiment très fort que dans l’art moderne pas plus qu’il n’y a d’histoire, de récit, au sens traditionnel, pas plus il n’y a de personnages ni de personnes mais cela, pas très comédiens, des acteurs.

Ici Godard parachève et place ce qu’il avait toujours fait. Mais il y a autre chose. Parce que de l’autre côté il y a le film que filme le metteur en scène et son équipe. Et qui n’est autre que la reconstitution de grandes peintures célèbres en tableaux vivants. Aux chaînes des actions burlesques enchaînées s’oppose ou se transpose l’enchaînement de la Ronde de Nuit, de l’Arrivée des Croisés à Constantinople, d’une scène d’Odalisque de Ingres, un Raphaël. Aux portraits s’opposent les tableaux, les grands tableaux d’action arrêtée, que la couleur et la lumière parcourent, tableaux qui ne sont plus en noir et blanc (moral) mais en lumière couleur, comme le ciel, comme la nature, cinéma anticinémascope, qui tient sa grandeur à l’intérieur contenue dans la lumière et la masse. Car chacun de ces tableaux vivants reconstitués, ce projet de film d’apparente reconstitution historique de l’art, exigent des masses de figurants, exigent la figuration nombreuse d’un Cecil B. de Mille de l’intérieur, exigent l’action de masse silencieuse. Drôle de mystère. Parce qu’il n’y a pas allégeance à « l’art plus fort que le cinéma » ni cinéma d’art, mais à la limite, histoire d’en tableaux, histoire de la façon dont chacun vient prendre non la pose mais sa position à l’endroit où le peintre l’avait placé et où ne le place plus que la mise en masse (et non la mise en scène) et la lumière. Très peu de spiritualité même si on l’a dit, si la musique et certains propos échappés comme des cuirs semblent le dire, pas même non plus un hommage français à Syberberg. Mais l’autre modernité à laquelle la première partie du film, son premier versant rapide et godardien se confrontent. Une modernité faite de masses en place, dont le récit n’est pas histoire mais disposition, relation pas du tout statufiée ; mais prise dans le mouvement liquide, instantané de la lumière.

Deuxième chose moderne. Quoi, la reconstitution, la reproduction ? Pas du tout, Godard ne fait pas cela. Pas un film dans le film, pas de pompiérisme artistique arrêté comme seconde impasse au trop vite du cinéma. Pas plus qu’il ne dirait, « Ah comme le cinéma est pauvre devant un art qui fut jadis chrétien et qui aujourd’hui, l’ouvrière de la première partie étant bègue » (le symbolisme typifiant de Godard !), « ne peut plus avoir qu’une fille muette ». Godard ne dit pas « voyez la réalité, elle est en morceaux, voyez le symbolique il est art. Mais il y a deux façons de faire en style moderne, et pour la première fois je les assemble : les éclatements et les tableaux, les continuités rompues et les séquences en masses. Portraits et tableaux, mais pas donnés comme tel en comédie et proverbes par exemple, et qui signalent qu’on ne peut plus faire histoire de l’Histoire, pas plus qu’on ne peul faire de récits. Moment artistique peut-être mais de présence, de présentation plutôt.

Et juste comme on sait que les statues anciennes étaient peintes, avaient des yeux « visibles », Godard peint de réel les yeux de ses propres tableaux : sous les traits peints-vrais, refabriqués exacts du capitaine de la Ronde de Nuit on voit yeux vivants ineffaçables par le grimage.