Ici Commence

Ecrits de Natacha Michel

Rien n’aura eu lieu que le lieu. À propos de "L’excès-l’usine" de Leslie Kaplan (Pol Hachette). À propos de "Le pont de nord" de Jacques Rivette. (1982)

Le Perroquet, numéro 8, 8 avril 1982

(8 avril 1982)

Curieusement, ces jours-ci, on ne nous parle pas de la société. Mais du sol. Curieusement, deux qui nous parlent, Leslie Kaplan dans un livre, Jacques Rivette dans un film, se déplacent hors d’eux-mêmes. Mais pas pour y disparaître, ou seulement énumérer ; des objets, des places, faire inventaire ou catalogue. Non pour disposer ce qui est autour, ou dessiner des paysages. Mais pour dire, selon Mallarmé, que rien n’aura lieu que le lieu.

Pour Leslie Kaplan, les choses se compliquent. Car il s’agit de l’usine. Et sa tentative neuve est un peu brouillée par l’unanimisme culturel, l’assentiment obligé par lesquels, depuis « L’Établi » de Robert Linhart (Ed de Minuit), les moyens massifs, la presse, répondent « présents ! » à tout ce qui franchit,par le mot, cette ligne. Parlez de l’usine, dites qu’elle existe, indiquez qu’elle est abominable, faites-en la machine à fabriquer un atroce proche et invisible, inépuisable, autour de nous, et tout le monde sera d’accord.

Littérature de colportage à l’usage des bien-pensants, bible bleue à l’égard de ceux à qui manque dans le panorama ce réel marqué au sceau imaginaire du réel ? Bergerie infernale ? Non - simplement, l’usine, qui devrait diviser, unit la presse. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui s’y passe ? A quoi cela ressemble-t-il ? Il suffit que la littérature dise : il y a... Il y a de l’usine. Voilà que cela suffit et que cela calme pendant un temps.

On peut donc assurer qu’à une périodicité que règlent les besoins idéologiques sociaux, l’usine revient - dès qu’il n’y a plus de mouvement ouvrier.

Et cela prescrit à celui qui en parle qu’il en parle tel qu’on imagine que l’usine est. A savoir simplement qu’elle est. Pour ce faire, la langue doit être une langue de l’être, tenir une platitude consistante, sa¬voir garder une décence du ras.

On voit comment le livre de Leslie Kaplan peut être trop bien entendu sur ce point, et aussi comme il balance. Il est dit de l’intérieur, l’intérieur de l’usine. Il semble immobile, fait de phrases au ras des pages qui auraient pu surgir d’un carnet de bord un peu infernal mais régulier, il peut sembler un récitatif trivial et aérien à la fois, haussé à la hauteur poétique par l’espace qui le distribue peu à peu sans effort et tout dans une arrière-pensée pesante, une idée, non de derrière la tête, mais en poids mort et vivant à la fois, sorte de remords sans conscience et sans sujet ; puis un peu de maternité grise pour finir. On dirait que tout y est.

Et pas tout à fait, peut-être pas du tout. Car d’abord Leslie Kaplan fait un livre-poème sur l’usine. Et cela ne s’était que rarement fait, non parce que l’idée manquait, ou le truc, mais parce que, à part les périodes constructivistes d’éloge épique de la fabrique, d’Hourrah l’Oural, l’usine est label du discours social. On témoigne sur l’usine et sur le fait d’y avoir été. C’est ce fait qui est source et sujet. Or le poème ne témoigne pas. Il ne dit pas même. Il est un lieu. Faire un livre où ce qui se succède est un poème de l’usine, pas son éloge, mais sa présence-poème ne témoigne que de ce que l’usine n’existe plus.

« Mais l’usine, la grande usine univers, celle qui respire pour vous. Il n’y a pas d’autre air. On est dedans. ».

Le livre devient ce réel envahissant, cet envahissement réalisé,très peu dévorant, où un personnage - un sujet local et multiple, le « on » - voit, voit ceci, voit cela ; où l’autre n’est que complément d’ objet de ce gland sujet, de cette grande place abstraite, nous-mêmes en elle, devenus personne.

Personne ? Circulant sans fin, avec ponctuation, sur les neuf cercles d’un enfer tiré de Dante, avec la discrétion quant à ses sources de qui ne croit qu’à l’éternel retour du Goulag et pas à la périodisation.