Ici Commence

Ecrits de Natacha Michel

Descendre l’escalier jusqu’au ciel

in La poétique du détail : Autour de Jean Giraudoux, Les cahiers Jean Giraudoux, Volume I / Cahier 33, Clermont Ferrand, Presse Universitaire Blaise Pascal, Mars 2006

(mars 2006)

Les faits

“ Un biscuit sec qui craque comme une serrure ”, “ une vague drape ses plis comme une tunique autour d’un petit rocher ”, qu’elles vous plaisent, vous parlent ou pas, sont des métaphores, et je dirais même plus, des métaphores modernes, des métaphores au comme. Les gregerias de Ramon sont des métaphores. Les textes de Djuna Barnes ne procèdent que par elles. Colette, Cocteau dans ses romans, Giono, “ les oliviers argentés comme un banc de sardines ”, “ créent ”, dirait Deleuze, des métaphores. Et Giraudoux. J’en citerai trois venus de ses romans (je dis tout de suite que je parle ici exclusivement du Giraudoux romancier) : une première, montrant le vol des oiseaux : "comme des torches échangées par des jongleurs, des oiseaux de paradis…" (Suzanne et le Pacifique). Une deuxième, sombre, d’un Giraudoux presque Bossuet : "L’ombre se réfugiait dans les plis des vêtements, dans les rides des visages, sous les jupes, comme un gibier voué à la mort."(Églantine, 1010).

Et enfin, une troisième essentielle, parce que Giraudoux y donne une définition de la métaphore qui est une métaphore : "Chaque peuplier frissonnant, chaque ruisseau coulant, chaque ramier attardé, s’offrait de lui-même et s’élargissait en nous comme une métaphore (Suzanne, 474).

Tout ce que je viens de citer sont donc des métaphores à condition d’en avoir une définition nouvelle, ce à quoi mon propos tentera de se consacrer.

Le procès

Mais comment se fait-il que, parmi ces métaphoriciens modernes, et tous, sauf un, prosateurs (il n’y a que Cocteau qui fasse exception), comment se fait-il que Giraudoux ait été le seul à devoir endurer - et cela singulièrement dans la postérité, davantage que parmi ses contemporains - le reproche, denrée nationale, qui, en France, est en réalité une insulte, d’être gravement atteint d’une maladie qu’on nomme préciosité ? Eh bien, dans le cas de Giraudoux, “ précieux ” uniquement, parce que, formule provisoire, il “ use ” de métaphores. Parce que Giraudoux est le seul parmi ceux que je viens de citer à souligner son caractère nouveau, à en faire l’instituant, ou le moteur, de sa prose, et le seul à construire un monde romanesque qui corresponde à sa conception de la métaphore.

Or, en France la métaphore a mauvaise presse.

Si vous voulez mettre à bas la réputation d’un écrivain ou obtenir qu’on le range dans le deuxième rayon, prononcez le mot métaphore. Identifiée au superflu d’un prosaïsme nécessaire, toujours déclarée contingente face à l’essentiel, ou bizarre, extravagante, adverse au caractère français, dit le RP Bouhours, et importation italienne ; ou si j’incorpore pour elle une expression de Platon, cosmétique, plutôt que gymnastique, la métaphore, qu’on n’est pas parvenu pas à chasser de la langue, occupe son enfer. Pas étonnant puisqu’elle est un paradis. D’où viennent tant de disgrâces ? De ce que, confondue avec une figure de rhétorique, la métaphore passe pour un ornement.

N’y voyez d’abord d’autre raison qu’une conception idéale du français, langue blanche, phrase courte, faite d’un sujet, d’un verbe et d’un compliment. En première analyse, donc, c’est l’idéal d’une prose sobre, qui récuse la métaphore. Mais ceci n’est que l’argument de surface. Pourquoi la métaphore ne serait-elle pas sobre ? Eh bien ! parce qu’elle serait un ornement. Et ce dernier, un accessoire. La métaphore serait un ajout, une fioriture, un mouvement de manche, et pas un mouvement normal de la langue. Et qu’étant un ornement, elle marque ainsi sa provenance rhétorique.

Sacrés jésuites qui, dans leur apogée enseignante, prêchaient les Belles Lettres en les alignant sur la rhétorique et le décoratif. D’où l’anti-jésuitisme, amoureux de la sobriété. Heureusement que Barthes, dans Le degré zéro de l’écriture, reconnaît dans la sobriété la forme inversée de la rhétorique. L’une vaut l’autre, l’exubérance ornementale vaut le parti pris économique des choses.

Mais existent aussi des griefs adjacents : poétisatisation artificielle, ou indue, la métaphore, quand elle s’établit dans la prose, et n’y est pas occasionnelle mais motrice, est transgression du pacte prosaïque, et de la limite infranchissable entre les genres. Fabriquant du roman poétique pour les plus indulgents. Or, contre Lejeune, Giraudoux ne fait pas du roman poétique. Est-ce à cause de la résistance à ce classement que l’infortuné typologue, ne sachant où le fourrer, n’a d’autre ressource que de désigner en Giraudoux un précieux ? Il y a donc aujourd’hui une équation diabolique : métaphore = préciosité, qui jette le discrédit simultanément et réciproquement sur l’une et sur l’autre. La préciosité est le crime (imparfait) puisque l’on peut toujours en découvrir l’auteur. L’argument “ Giraudoux descendant des précieux ” n’est pas recevable. La préciosité, mouvement d’ailleurs largement romanesque, allia l’héroïque et le délicat. Alliage inadmissible d’extrêmes opposés, ne procédant pas par variation, mais rompant l’unité de ton. Donc, de mauvais ton. Par quel miracle, si on prend les choses strictement, Giraudoux, qui ne fut pas héroïque, qui n’allia pas l’aimable à une quelconque épopée frondeuse, peut-il être dit leur héritier ? D’aucune façon, il ne procède comme Scudéry dans laquelle il ne voit et ne partage que l’aimable - au sens littéral - (il le dit dans Juliette), que l’excessif panthéisme, cette politesse envers la création. Alors, si ce n’est pas affaire d’histoire littéraire, la préciosité supposée à Giraudoux ne lui est à mon avis imputée qu’en raison d’un trait de son œuvre, et de son œuvre romanesque plus particulièrement : la manière métaphorique.

De Gaulle assurait pouvoir reconnaître à coup sûr un imbécile à trois clichés : la doulce France, le réalisme de Balzac, la préciosité de Giraudoux. Allons-y franchement.

La métaphore de prose

Si Giraudoux est dit précieux dans l’acception actuelle infamante du terme, c’est que chez lui la métaphore est essentielle. Que c’est une métaphore de prose et de prose de roman. Que la métaphore prend le roman au sérieux, répondant implicitement à la question : “ que peut la prose ? ”. Par exemple, ignorer l’interdit qui l’empêcherait, au seul nom des genres, de se mouvoir du pôle poétique au pôle prosaïque de la langue. Par exemple, considérer que le minimalisme n’est pas une structure mais un choix, qu’on peut mettre en évidence des possibilités de la langue qui ne sont pas des ajouts, ou des artifices, mais des propriétés (la métaphore).

Et surtout, le stigmatise que Giraudoux appelle métaphore non pas Achille ce lion, mais une phrase au comme : ce qui techniquement, du point de vue des dictionnaires de rhétorique, est une comparaison. Et ce n’est pas par distraction qu’il les confond. Métaphore au comme : principe de la phrase et non pas trope, principe du mot. Il faut bien accepter qu’avec le "comme", la métaphore sort de la rhétorique. Elle cesse d’être une figure, rompt la classification et la distinction entre elle et la comparaison. Il y a quelque chose dans la métaphore giralducienne qui change le sens qu’on donnait au mot métaphore.

Classes et sujet

Que la métaphore ne soit pas ponctuelle, pas un ornement, mais une opération. Qu’elle ne soit pas prédicative, c’est-à-dire qu’elle ne fonctionne pas comme le ferait l’adjectif, indiquant les qualités contenues dans un sujet (Fatma la belle, Tanger la blanche). Que la métaphore moderne, celle qu’invente Giraudoux, soit tout autre que la comparaison homérique (“ de même que de même” ) qui multipliait des qualia, des qualités, deux à deux ; mais, qu’au plus loin de l’adjectif, elle agisse par des noms : voilà la nouveauté.

Et voilà, en définitive, la raison fondamentale du comme (reportez-vous aux “ comme des torches échangées par des jongleurs, les oiseaux de paradis… ”, ou “ la mer passait et repassait comme une varlope ”). Le comme met en relation deux noms et il ne les relie pas par de qualités ou des adjectifs. Il faut bien le dire : la métaphore au comme est antiprédicative si le prédicat (que certains – Lacan - disent imaginaire) fait entrer dans des classes en y engloutissant l’unique d’un sujet. Frayer une voie antiprédicative, c’est à cela que sert le comme. Par lui, ce qui serait en effet quale ou prédicat est transformé en nom. Je le dirai ainsi : si la métaphore moderne est au comme, c’est parce qu’elle est nominative et si elle est nominative, c’est parce qu’elle participe d’un univers sans qualités. Alors la joliesse, l’afféterie ? Plutôt, ce que peuvent les noms.

La chose est si importante que je me permets d’insister : La métaphore au "comme" ou métaphore moderne n’est pas vrille d’agrément, draperie ajoutée. Elle ne se destine pas à parfumer de charmes, mais vise l’exactitude, la précision. Notons d’ailleurs avec reconnaissance qu’Exactitude et Précision sont ce que les perspicaces ont appelé l’art du détail.

La métaphore vise la chose même. Laquelle est sans doute le pseudonyme d’une vérité. Platonisme, intellectualisme ? Vous changez votre accusation d’épaule ? Roman d’idées et plus roman futile ? Ne savez-vous pas que l’écrivain - au contraire du philosophe - est celui pour qui écrire et penser sont le même. Cessez de m’envoyer des tomates pourries. Laissez-moi continuer. La métaphore vise la chose même. C’est pourquoi elle refuse l’adjectif, l’épithète. Au rebours de ces derniers, elle n’ajoute pas une nuance au mot, lui ôtant sans doute cette résonance que possède l’adjectif. L’adjectif, l’épithète, ne nous disent pas ce que la métaphore nous dit : ce qu’est une chose. Mais qu’une chose a un trait en commun avec une autre, une qualité qu’elle partage avec d’autres, un quale. Épithètes et adjectifs ne font communiquer ensemble le nom et ce qui le qualifie que par un troisième terme : la classe des choses auxquelles l’adjectif peut convenir. Au fond, c’est l’épithète, ou l’adjectif, qui procède par ressemblance, en faisant entrer l’objet dont on parle dans la classe de tous ceux qui possèdent la même qualité. Par octroi général. Fatma la belle s’oppose à toutes les Fatma laides et Fatma la belle ressemble à toutes les belles et non pas à une Fatma que la métaphore eût saisie pour elle-même et unique. Au contraire, la métaphore n’établit une ressemblance qu’après avoir provoqué le choc par lequel elle a donné les choses mêmes. "Choc électrique", dira Giraudoux ”. Le style moderne est une suite de déflagrations. Rapportez-vous à : “ L’ombre se réfugiait dans les plis des vêtements, dans les rides des visages, sous les jupes, comme un gibier voué à la mort ”). Soudain, par le comme, le soir, et le soir intérieur, acquièrent une mobilité, un dynamisme, où l’ombre ne devient pas plus noire, par quelque adjectif, mais se donne, élargissant notre vision et élargissant le texte. L’image quitte son rôle contemplatif ou son rôle de composition, quand elle est dite copie, faux-semblant, illusion, et s’émancipe du traditionnel anathème platonicien : l’image n’est pas prison, mirage dont il faut s’émanciper, caverne en somme, mais bien plutôt ce qui permet d’en sortir.

Oui, scandaleuse métaphore, puisque, faufilée hors de sa définition rhétorique, elle s’établit dans le roman. Là, la métaphore n’est pas une pièce de la période, mais au principe de la phrase et d’un enchaînement de phrases. Or, qu’est-ce qu’un enchaînement de phrases, sinon la prose et la prose de roman ? Chez Giraudoux, la métaphore, qui inspire et élargit la prose, va jusqu’à la construire - ces verset giralduciens qui n’ont rien à voir avec les claudeliens. En un mot, qu’il s’agisse d’une nouveauté absolue, qu’on peut nommer métaphore romanesque et non poétique, voilà ce qui, dans la conception habituelle, est une aberration. La métaphore comme principe de la construction romanesque ? La métaphore, commandant le régime des phrases ? La métaphore comme principe, si j’ose dire, immanent, horizontal, expansif et non pas vertical ou transcendant (l’ornement est transcendant) de la construction d’un livre ? La métaphore non pas circonscrite à elle-même, mais topologique, changeant et modifiant son voisinage ? Coup dans le jeu d’échec du livre qui modifie la position et le sens des autres pions ?

C’est d’ailleurs encore un coup du comme que la métaphore moderne convienne au roman. Le roman, sans entrer dans les détails, se déroule selon un temps. Il va d’un commencement à une fin dans une temporalité comptée. Je veux dire par “ temps compté ” que le mouvement y est irréversible, prétendrait-il ne pas l’être. Or, le comme a des affinités avec le temps compté. On le verra plus loin, il y a un premier et un second temps dans une métaphore : de part et d’autre du comme quelque chose se passe, quelque chose s’écoule. Ce qui est inconnu de la rhétorique et encore une fois en fait sortir. La rhétorique connaît, elle, le “ de même que de même ” (temps indéfini), la substitution ou figure (instantané et non comptable). Le comme, appartenant à la métaphore de prose, autorise des calculs plus complexes que la simple proportionnalité. Il établit un temps qui, tel celui du roman, est directionnel et non réversible. La métaphore au comme est peut-être renversante, mais pas réversible. (Elle ne le serait par paraphrase que si elle partait d’un propre).

Mais on aura beau faire, on aura beau dire, j’aurais beau faire, j’aurais beau dire, on se méfiera de la métaphore. Il existait un propre et “ elle ” l’a rendu sale.

Le propre

Un propre ? Pas si sûr. Regardez un instant la phrase : “ Chaque peuplier frissonnant, chaque ruisseau coulant, chaque ramier attardé, s’offrait de lui-même et s’élargissait en nous comme une métaphore. ” Dans cet exemple, la métaphore est comme le ramier et le ramier n’est d’abord pas une métaphore.

Mais puisqu’il s’offre en s’élargissant en nous, le ramier devient métaphore à son tour. Non pas parce qu’il est possible de renverser. La direction de la métaphore est irrévocable et de même son sens. C’est parce la métaphore s’offre et s’élargit en nous, c’est sa manière d’être et sa définition, que le ramier qui s’offre et s’élargit en nous est comme une métaphore et métaphore lui-même. Il n’est pas d’abord une métaphore, il ne devient métaphore qu’ensuite, que parce qu’il sert et se meut vers une métaphore au comme.

La métaphore, et ici nous la tenons presque, se meut en elle-même et non à partir d’une réalité qu’elle transfigure ou falsifie : la métaphore vient d’une métaphore et non d’un nom propre, non en sautant d’un sens littéral à un sens littéraire. Et c’est par un mouvement de retour qu’elle se donne soi-même comme source. La phrase (entière) que je viens de citer, en avançant, devient métaphore, mais ce dont elle part (ramier, ruisseau, etc...) devient à son tour une métaphore.

Ainsi, au lieu d’un tutor, d’une façon de dire ordinaire, la phrase s’élance d’une métaphore. Et la métaphore dont la phrase s’élance, le devient dans un mouvement en retour qui en fera la seule source. Où est alors le propre ? Dans notre exemple, il y a deux métaphores dans une seule et non une phrase triviale et son commentaire radieux. Et il y a un premier et un second temps. Propre et figuré ? Pas du tout. Le hic est que le premier temps apparent, ce qu’on aurait volontiers voulu nommer le propre (ce ramier, ce ruisseau, ce peuplier) est en vérité le second temps réel parce qu’il est constitué par ce qui est de l’autre côté du comme. Constitué en quoi ? En métaphore. Et, c’est tout le point, constitué en source de ce qui est de l’autre côté du comme. La métaphore vient d’une métaphore. Autrement dit, c’est le premier membre de la phrase qui, courant vers la métaphore, sera constitué par elle en métaphore et, second temps, se changera en premier : façon de faire de son point de départ non un tremplin mais un égal. De chaque côté du comme, concourt une métaphore qui n’est telle que parce qu’au lieu d’une relation d’analogie ou d’une comparaison, d’un passage du propre au figuré s’exerce une métaphorisation en retour.

Un monde qui convient à la métaphore

Il n’est donc pas étonnant que Giraudoux soit l’écrivain de la première fois. La première fois, j’ai essayé de le montrer, est parfois la seconde. Mais en quel sens ? Rien ne le montre mieux que son livre Suzanne et le Pacifique. Suzanne est seule dans son île. Variation sur l’état de nature, le monde vierge, un Robinson Crusoë en jupe ? Nullement. Pourtant l’île est l’endroit où l’on voit les choses comme pour la première fois. Avec Giraudoux, il faut se méfier : ce qui commence, ce qui est vu pour la première fois, n’est pas nécessairement un début, une origine, ou ce qui précède. Ce peut être justement ce qui suit. Mais, grâce à l’île, le monde de Giraudoux est homogène à un écrivain qui effectue une transformation de la métaphore. Pour Giraudoux, ce qui est premier n’est pas le sens courant, le terme usuel, le sens banal, kurion.

Avec son île, il crée un monde qui convient à la métaphore, où ce qui est premier n’est pas initial. Où ce qui est premier n’est pas kurion, sens propre. Si bien que l’île de Suzanne, au lieu de montrer l’origine des choses, un état de nature, montre la raison de la métaphore. Sa raison est de nommer. Voir comme dans une première fois peut se dire ainsi. C’est parce qu’il n’existe pas de propre qu’elle nomme et qu’elle nomme comme une première fois.

Sans tout cela, la métaphore de prose, éternellement rapportée à une figure de rhétorique, est une bouche inutile. Ou précieuse ou baroque, ce qui n’indique pas un style, mais un travers. La métaphore, à propos de quoi l’on peut dire (je pense à quelqu’un) "les écrivains ont interprété le monde, il s’agit de le transformer", transforme la langue, que le style a longuement et brillamment interprété.

Natacha Michel