L’explosion littéraire aura été dans les vingt dernières années « poétique » ; on l’a dite parfois américaine (Cf l’excellent « 20 poètes américains », présentation de Jacques Roubaud qui les a choisis avec Michel Deguy) (1). Emmanuel Hocquart, poète, mais aussi ce qu’il va nous dire, nous parle des raisons de la poésie américaine toute récente, la moderne modernité.
- I -
EMMANUEL HOCQUART : QUI ?
Le Perroquet : Qu’écris-tu en ce moment ?
Emmanuel Hocquart : Ce que j’écris. Je n’écris pas. Je prends des notes, mais si les notes ne sont pas exploitées sur le champ, elles ne servent à rien : je remplis des carnets.
Le Perroquet : Alors, qu’as-tu écrit ?
E. Hocquard : J’ai écrit 4 livres ; il y a un livre de poésie, ça je suis sûr parce qu’il est écrit en vers. Son titre est « Les Dernières nouvelles de l’expédition sont datées du 15 février 17... » (2). Avant ou après, j’ai écrit un livre et je ne sais pas si c’est de la poésie ou de la prose. C’est « L’Album d’ images de la Villa Harris » (3). C’est le premier que j’ai publié mais c’est le second que j’ai écrit. Ensuite, il y a eu un récit, ça je sais que c’est un récit : « Une journée dans le détroit » (4). Et puis ensuite il y a eu « Une Ville ou une petite Ile ». Ça, je ne sais pas si c’est de la poésie ou de la prose. A mon avis, c’est plutôt de la prose.
Le Perroquet : Quelle différence ?
E. Hocquart : Quand il y a des vers, qu’ on va à la ligne, c’est de la poésie. La question de la présence ou non d’une histoire ne compte pas pour le genre.
Le Perroquet : Et la question du « qui parle » ne différencie pas la poésie de la prose ?
E. Hocquart : Pour moi, c’est toujours un je impersonnel.
Le Perroquet : Est-ce que ces livres se ressemblent ? Ils se ressemblent par leur auteur ?
E. Hocquart : Je pense que celui qui les a écrits est le plus mal placé pour en parler. De toute façon je ne ferais que mentir si j’en parlais, alors autant se taire.
Le Perroquet : Conseilles-tu de te lire ?
E. Hocquart : Non. C’est plutôt outrecuidant de conseiller aux gens de faire quelque chose. C’est une rencontre, un hasard heureux ou malheureux selon la façon dont la rencontre se passe.
Le Perroquet : Aimes-tu la littérature, es-tu un « fou-de-littérature » ?
LA LITTÉRATURE COMME SURCROIT DE FICTION
E. Hocquart : Pas du tout. J’ai l’impression très très ambigüe par rapport à la littérature... Comment formuler cela ? Je crois que j’aime la littérature à cause du surcroît de fiction que cela se propose d’apporter : là il n’y a pas de supercherie. Car : détestation de tout discours véridique,démonstratif ; j’inclue là-dedans tout ce qui va de la théologie à l’histoire en passant par l’anthropologie, la philosophie et tout cela...
Le Perroquet : Tu es un nihiliste optimiste ?
E. Hocquart : Non, je ne suis pas pour un nihilisme, je suis contre un faux sérieux. La littérature n’a rien à voir avec la réussite. Comme dit Denis Roche, personne ne les force à écrire, s’ils veulent réussir ils n’ont qu’à faire de la banque ou de la politique. Il y a beaucoup de romantiques encore.
Le Perroquet : Outre tes activités d’ écrivain, tu as une activité d’éditeur et ton édition se nomme Orange Expt. Puis tu animes et conçois l’A.R.C. où des poètes, des écrivains, lisent eux-mêmes les textes qu’ils ont écrit.
E. Hocquart : C’est dans le même mouvement que le fait d’écrire. A partir du moment où on décide d’écrire, on le fait aussi pour les autres.
Le Perroquet : L’idée d’Orange Expt ? On ne prononce pas Orange Export ?
E. Hocquart : C’est venu de ce que personne ne voulais éditer mes livres et j’ai commencé à les éditer moi-même. J’ai publié les gens que je connaissais et que j’ appréciais. Les premiers ont été Claude Royet-Journoud, Veinstein, Claude Faïn qui a publié « Versants annulés au collet de buffle ». Après, à force de voir des gens, de les connaître, des gens de notre génération...
Le Perroquet : Tu as fait beaucoup de choses puis un jour tu as décidé d’écrire ? Pourquoi.
E. Hocquart : On ne peut répondre à cette question. C’est difficile de répondre parcequ’on tombe dans une phraséologie, ce que j’appelle le mensonge où on donne mille réponses mais une réponse en cache une autre et ainsi de suite. C’est sérieux « entre guillemets » quand même.
Le Perroquet : Qu’est-ce qui se joue là-dedans ?
E. Hocquart : Au niveau personnel il existe peut-être beaucoup, peut-être rien.
Le Perroquet : Écrire pour la vérité de la fiction contre la supercherie du vrai ?
PRUDENCE, BIENVEILLANCE ET DÉMARCHE NÉGATIVE.
E. Hocquart : Pas exactement. Le vrai n’est vraisemblablement pas où on nous dit qu’il est. Il faut rester très prudent là-dessus. S’il y a un domaine où la prudence mérite d’être exercée c’est bien ce domaine ! Il y a des gens qui veulent risquer leur vie sur un trait d’esprit ; je n’ai pas ce courage ni cette imprudence. Disons il y aurait dans cette opération assez insolite quand on y réfléchit qu’est la fiction, quelque chose qui serait, pour employer une image, équivalent à une démarche négative ou apophatique (5) : par exemple, Dieu n’est pas ceci, n’est pas cela, n’est pas grand... La fiction permet d’écarter beaucoup de choses. Sans faire de dépôts : les dépôts d’erreur...
Le Perroquet : Donc prudence et démarche négative ?
E. Hocquart : Se faufiler en écartant les panneaux, meilleure façon de ne pas y tomber.
Le Perroquet : La poésie moderne est-elle en démarche négative ?
E. Hocquart : Certains poètes relèvent de cette démarche. Cela justifie mes lectures, cela justifie que je fasse « l’Arc ». Pour employer des termes, disons moins négatifs, j’ai l’impression que dans la modernité, il y a beaucoup d’humilité, bien que je n’aime pas le mot, disons de modestie et beaucoup d’acuité. Et de bienveillance. Un inventeur de fiction à cause du côté ludique de l’en¬treprise est quand même bienveillant.
Le Perroquet : Cette bienveillance, c’est une manière de veiller aussi ?
LENTEUR
Le Perroquet : Comment écris-tu ?
E. Hocquart : C’est purement anecdotique, ça n’intéresse personne. Mais c’est lent, c’est lent, ça demande beaucoup de temps, d’observations, de vigilance.
Le Perroquet : Dans un entretien avec Claude Royet-Journoud, vous parliez du temps avant d’écrire non comme temps perdu, ou aiguillon d’une échéance, point de chute d’une stratégie, mais comme prétexte, pré-texte... ce qui est avant et donne son temps au texte ? Cette lenteur est-ce le pré-texte ?
E. Hocquardt : Écrire est quand même un travail d’abstraction phénoménal. La lenteur c’est, je parle pour moi, une condition ; c’est tout ce qu’on sait, qu’on traîne, ce qu’on supporte. Pour tamiser tout cela, il faut du temps.
Le Perroquet : C’est l’écriture au tamis ?
E. Hocquart : C’est la lenteur, un autre temps qui m’étonne moi-même. Combien de mois il faut pour filtrer peu de choses, c’est sûr que l’écriture pour moi c’est l’ expérience d’un autre temps.
Le Perroquet : Il ne s’agit donc pas de réussir, d’arriver, d’arrivisme ?
E. Hocquart : Si je savais où arriver je serai peut-être pressé, mais je ne sais pas du tout où arriver. Je me demande même si cela existe quelque chose où on arrive...
LE ROMAN : GENRE, TON, PHRASÉ, TEMPO
Le Perroquet : Tu es en train d’écrire un roman : Aerea. Or cela m’intéresse beaucoup la façon dont un homme qui est poète écrit d’autre part des romans. Parce que je ne crois pas que ce soit des genres si absolument séparés, mais en même temps, le poète qui écrit des romans doit poser sa langue autrement, il doit la poser, et disposer une histoire, qui à cause de la langue du poète est elle-même posée autrement.
E. Hocquart : Aerea c’est vraiment un roman. Je ne serai pas en désaccord avec la vision de la distinction des genres roman/poésie. Avec « Une Ville, une petite Ile », j’étais arrivé à conduire ma langue à un point d’assèchement, à la faire à ce point amenuisée, raréfiée, que, ou je m’arrêtai d’écrire - ce qui n’est pas un déshonneur - ou alors je passais à quelque chose d’opposé. Il y avait quand même fascination du roman qui est quasiment comme une contrainte. C’est là où je rejoins l’idée du genre. Je peux me tromper mais le sentiment que j’avais et j’ai toujours, c’est que chaque poète dans sa façon d’organiser sa langue, son espace, sa fiction son récit comme on voudra dire, est quasiment à lui-même sa propre référence - n’est pas une référence à la poésie, ça n’existe pas -. Ça marche ou non, mais ce n’est pas parce que ce n’est pas « conforme à » (au cas où ça ne marche pas). Mais j’ai I’impression que le roman se réfère à un genre.
Le Perroquet : Un roman se réfère non au roman, mais à tous les autres romans ?
E. Hocquart : Si on loupe cette allégeance au genre on peut toujours mettre Roman sur la couverture, mais ce n’est pas un roman.
Il y avait cette fascination pour ce domaine qui au niveau de l’écriture m’est étranger et je voulais jouer quelque chose là. Et d’un point de vue plus technique qui rejoint une préoccupation plus musical, pour ne pas dire intérieure, il y avait dans le risque romanesque un problème de la phrase, du phrasé qui n’est pas le même qu’ en poésie. Là où, mais peut-être j’enfonce des portes ouvertes, là où quelque chose se rejoint entre la poésie et le roman, c’est d’une part, et je fais encore appel à un vocabulaire musical, c’est d’abord le ton, et d’autre part le tempo. Quand je prends un roman, si au bout de trois pages je ne saisis ni ton, ni tempo, je lâche. Ce n’est pas l’histoire qui est essentielle. En poésie, c’est peut-être la même chose mais le phrasé est différent.
LE ROMAN EST L’ESPRIT D’ESCALIER : LINÉARITÉ.
Le Perroquet : L’histoire gageait la continuité du roman autrefois. Cette continuité, cette linéarité vient-elle d’autre chose ?
E. Hocquart : Même si la construction n’est ni chronologique, ni logique, ni causale, ni finale, ni tout ce qu’on voudra introduire, et qu’on a introduit dans la fiction romanesque, au fond la marge de manoeuvre est très étroite, et si quelque part on ne trouve pas une linéarité, il n’y a pas de roman, alors qu’il y a poésie. Évidemment il ne s’agit pas d’être niais. Dans le jeu de ping-pong entre la biographie et l’écriture, le roman est un peu l’esprit d’escalier, c’est recommencer la partie sans tricher, sans modifier les choses, mais en introduisant une linéarité dans ce qui au niveau du vécu était complètement disparate, éclaté. Là, je pense à quelque chose de très simple, à quelqu’un que je relis en ce moment et qui m’apparaît moins fade et désuet qu’on le dit, Fitzgerald, « Gatsby le magnifique ». En fait, c’est un beau livre. C’est linéaire, c’est une juxtaposition de tableaux qui n’atteint cette linéarité que parce que c’est un roman et que c’est le genre qui entraîne l’apparente succession des choses. Et dans « Tendre est la nuit », un autre livre de Fitzgerald, c’est la même chose. Essayer de comprendre à travers une vision fictionnelle et romanesque quelque chose qui toujours vous échappe, vis à vis du réel - peut-être cela n’échappe-t-il pas à tout le monde - je serai tenté de dire, même si cela est pathétique, que c’est comme si le roman participait du remord au sens étymologique (remordre, mordre à nouveau plutôt que reproche). C’est peut-être pourquoi dans mon livre le narrateur s’appelle Adam. Essayer de reprendre les choses à un moment où elles n’étaient pas fichues, déjà perdues, sans se faire d’illusions, évidemment. C’est comme si on pouvait revenir en arrière. Mais il y a une volonté d’intelligence et évidemment pas de nostalgie.
Le Perroquet : Tout roman est un roman de commencement, de la création du monde ?
- II -
AMÉRICA - AMÉRICA.
E. Hocquart : A propos de l’Amérique, je parlerai, plutôt que de listes, d’une configuration informelle, mais qui dessine assez bien dans sa diversité les préoccupations des jeunes poètes américains à propos de la langue de la linguistique. C’est un peu en vrac. Je mentionne aussi pour des raisons que je dirai ensuite ceux qui ont un type d’activité éditoriale dont je parlerai. Par exemple comme nom de revue et leurs animateurs : BURNING DECK, Rose mary et Keith Waldrop. THIS, revue et maison d’édition, animées par Barrett Watten à San Francisco. TUUMBA, Lyn Hejinian, Berkeley côte Est. La revue L:A:N :- G:U:A:G:E, éditée par Bruce Andrews et Charles Bernstein. Étant allé d’Est en Ouest, Geophray Young, FIGURES, etc... Bien sûr plein de noms au catalogue. J’ajouterai seulement à propos de cette non-énumération une phrase des Waldrop, parue dans leur toute dernière anthologie (pour fêter leur 10 ans d’existence) : « Les choses déterminantes passent entre les choses importantes ».
Le Perroquet : Les gens ou courants dont tu vas parler se situent après ce que Jacques Roubaud et Michel Deguy ont rassemblé dans leur Anthologie de 1980, et qui font découvrir les objectivistes, Antin Rothenberg, etc... Après que des revues françaises comme Change, Action Poétique et surtout Siècle à main en aient parlé.
E. Hocquart : Cela se situe après. Pour la poésie américaine, je vais essayer de dire un peu ce qui se passe plutôt que de citer des noms. De toute façon il faut être modeste et à part quelques spécialistes, la manière disons française dont nous abordons la poésie américaine c’est notre manière française de l’aborder, de toute façon subjective.
Le Perroquet : Penses-tu que nous ne connaissons de toute façon, même si ceux-ci n’ont jamais mis les pieds en France, que des poètes franco-américains ?
DISTANTS ET DISTANCE.
E. Hocquart : Non. On est déjà plus loin. Un écrivain français ne peut pas du tout se figurer ce qu’il y a dans la tête d’un poète américain. Ne serait-ce qu’à cause de l’étendue du pays. Quand j’étais aux États-Unis et plus précisément dans le Middle-West, j’avais vraiment le sentiment d’être sur une autre planète. C’est-à-dire que rien de l’extérieur ne pouvait atteindre là où j’étais, et même une bombe atomique tombée sur New York n’aurait pas changé un état d’âme d’un paysan du Middle-West. C’est vraiment des gens qui vivaient comme s’ils étaient invulnérables, intouchables. Pour un intellectuel en quelque façon, ça doit être vrai aussi. Pour nous tout est quasiment aux portes, aux portes de chez nous, aux portes de la ville. Pour eux, c’est toujours loin. Alors on ne peut imaginer comment c’est pour eux. C’est la distance américaine qui fait que quand on appréhende la poésie américaine, on l’appréhende avec notre vue d’européen. Bien sûr, quand on rencontre ces gens, ils ont aussi un côté assez distants.
Le Perroquet : Distants parce qu’il y a la distance ?
E. Hocquart : Quand même c’est une poésie qui s’est longtemps développée en vase clos, si on peut nommer « vase » cette étendue, enfin, à distance de loin. Il y a bien sûr Pound et Eliott qui ont eu liaison avec l’Europe, avec ce mythe de l’Europe cultivée, enrichissante, mais déjà au niveau de cette génération il y a ceux qui ont refusé, qui ont pensé que la poésie américaine devait être américaine, pas nourrie de l’Italie, des troubadours, etc... comme avec Carlos Williams par exemple.
Il faut comprendre que nous ne voyons que des effets. C’est toujours à travers ce kaléidoscope américain.
Mais le sentiment que j’ai eu ou que j’ai à travers des gens qui ont notre âge aujourd’hui, c’est qu’après la grande explosion de la poésie américaine vers 1960 (6), qui a dominé très largement au niveau mondial, il y a quelque chose comme l’équivalent pour nous de la guerre d’Algérie, et tout à coup une remise en question, qui n’a pas été une remise en question du discours tenu mais de la manière dans laquelle il a été tenu dans la langue.
Le Perroquet : La langue leur a fait horreur ?
E. Hocquart : Ce n’est pas le mot, il y a eu une espèce de doute. Pour nous toute cette modernité à laquelle nous appartenons, s’est construite sur l’effondrement de l’existentialisme, c’est-à-dire de ce qui se voulait une morale de la vertu dans les situations difficiles. Le jour où cela a été confronté à une situation difficile, ça s’est défait : le discours tenu par Camus, par exemple, face à cette situation, ça n’allait plus. Y-a-t-il un parallèle de cet ordre ? Ce n’est pas le discours de Camus qui était insupportable, c’était la syntaxe qui se retournait contre leurs idées. Ce n’est pas une coïncidence que cette remise en cause de la langue et des énoncés se soit passée lors de la guerre d’Algérie. La guerre du Vietnam a joué pour eux un rôle analogue. Elle a ébranlé conviction et sécurité et ils ont commencé à se poser des questions sur leur langue. On n’était plus à l’époque de Williams et Whitman qui disaient : « on écrit en américain ». Les jeunes ont regardé du côté des formalistes russes et des français, même Tel Quel, Change, et même s’ils ne le reconnaissent pas. Et donc cette poésie s’est faite sans être en rupture avec leurs aînés, car il y a des ruptures subtiles et préparées : les objectivistes (Zukofsky, Open, Reznikoff, Rakosi), avaient déjà interrogé la langue.
Mais c’est allé au point que cette génération s’est quasiment regroupée à travers le pays, chose rare, de San Francisco à New York, sous l’appellation générale et générique de « Language Poets ». Bon, alors c’est intéressant de voir ce qui se passe maintenant aux États-Unis. C’est un peu frustrant parce qu’on n’était pas à la traîne mais on regardait les américains comme des précurseurs et des maîtres et on a un peu l’impression que le mouvement s’est inversé. Ils ont fait là-bas une interrogation qui s’est faite ici plus tôt.
Mais ils l’ont faite avec toute la souplesse américaine, et la légèreté, eux qui n’ont pas le poids des surréalistes à secouer, ici si lourd. Enfin à ma connaissance, et on est si mal renseigné sur ce qui se passe en Europe, mais toutes les conditions semblent réunies pour qu’il se passe quelque chose entre les États-Unis et la France.
LES CHOSES DÉTERMINANTES PASSENT ENTRE LES CHOSES IMPORTANTES. ÉCRIRE MINEUR ?
E. Hocquart : Etre écrivain en Europe aujourd’hui, c’est être mineur, écrire dans une langue mineure et ainsi échapper aux idéologies dominantes. Ce que c’est qu’être un écrivain mineur, cela peut vouloir dire écrire dans les marges de sa propre langue impérialiste, et cela peut vouloir dire quelque chose pour les américains, même si, au cas où on le formalise comme ça, ils sont outrés.
Un certain nombre d’écrivains américains acceptent, ou commencent à accepter, qu’être un écrivain américain, c’est être un écrivain du tiers-monde chez eux. Si un jour un certain nombre d’écrivains américains et français peuvent se rencontrer, ce sera sur des positions comme ça.
Le Perroquet : La littérature est serve ?
E. Hocquart : La littérature, comme dit Denis Roche, a cru qu’elle était le fou du Roi, serve mais complice. Sartre et Camus s’opposaient de façon institutionnelle au pouvoir, aux situations, mais ils utilisaient la même langue que le pouvoir ; ils bâtissaient leurs phrases comme des politiciens, comme des manuels pour politiciens. Le grand écrivain est terriblement lié à l’idée d’une France grande avec un grand empire et tout cela...
Mais le jour où l’empire s’effondre, que veux-tu que des gens comme Sartre et Camus tiennent comme discours quand ils tiennent leur discours dans la langue impériale ? Se lève une génération qui dit : « l’empire j’en ai rien à foutre, les mots de Sartre sont une imposture sa langue ment à chacune de ses propositions ! ». Une génération se lève qui ne tient pas un discours fondamentalement différent quand au fond, mais qui use d’une autre langue. A ce moment là, on crie au scandale, à l’imposture, à la trahison. Cette génération là, elle sait bien que c’en est fini pour elle du mythe du grand écrivain. Apparaît quelque chose qui par la suite a pu être étiqueté écriture mineure, Deleuze sur Kafka, etc... Et je crois que c’est cela aussi qui se joue actuellement. Cela fait quasiment 2 générations ou même 3, que la littérature est entre les mains de gens qui se veulent mineurs.
SAMIZ-SMALL PRESS.
E. Hocquart : Vérifions cela par des considérations quasiment pratiques. Tous ces gens qui sont de la génération littéraire qui importe, ce sont des gens qui publient tous dans de toutes petites maisons d’édition et qui publient eux-mêmes. Il y a tout un tissu d’éditions qui échappent au contrôle des grandes maisons d’édition. C’est intéressant, là-dessus le cas américain reste l’exemple. En retour c’est plus dur qu’en France, pire. Il y a quelque chose d’encourageant à mes yeux du moins, c’est que c’est là-bas précisément que cela se passe. Quelque chose se passe que le capitalisme ne peut pas contrôler.
Avec 20 ans de retard les américains font la même chose que les français et avec des moyens qui ne sont plus à l’échelle américaine. Une petite maison ici et là-bas, c’est la même chose. Cela fonctionne et cela circule, et cela se sait.
Inutile de dire que c’est une littérature qui n’a rien à voir avec les médias. On pourrait dire par exemple pour la France, est mineure une littérature qui n’est pas exploitable par la télévision. Le test d’Apostrophes est intéressant. Si d’aventure un écrivain s’y égare, il passe inaperçu, il devient invisible. Par nature ce que j’ai à dire dans une émission de ce type devient inaudible.
Le Perroquet : Sans doute parce que c’est au son et à l’image ce qu’est l’encre sympathique à l’encre. Si un écrivain y parait, ce qu’il ne faut pas, il est écrit à l’encre sympathique.
E. Hocquart : Dans un pays comme les États-Unis qui paraissent le plus désespérant pour cela (télé, conglomérats, etc...) au niveau de la poésie il y a un noyau irréductible de résistance, qui a lieu même si ce n’est pas volontaire. Les jeunes d’ailleurs ils ne sont pas marxistes, au contraire des objectivistes qui l’étaient, mais tout d’un coup, ils se mettent à dérailler selon les normes officielles et à faire de la bonne poésie ce qui ne gâte rien.
 
(1) « 20 poètes américains » - Gallimard, 1980.
(2) Pol Hachette 1979.
(3) Pol Hachette 1980.
(4) Pol hachette, 1981
(5) Apophase en dénégation réfutation à la différence de la cataphase en affirmation.
Cf l’Anthologie de Jacques Roubaud déjà citée.