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Ecrits de Natacha Michel

Théorie du sujet, « Aimez ce que jamais vous ne croirez deux fois ». Entretien avec Alain Badiou

Paris, Le Perroquet, numéro 13/14, été 1982

(juin 1982)

Le Perroquet s’intéresse à « la théorie du sujet ». Pas seulement parce que nous partageons avec le livre son auteur. Mais parce que nous pensons que c’est un livre important. Prenant appui sur 3 domaines qu’il ne constitue pas, pas plus qu’ il ne les rassemble, le Freudisme, le Marxisme, et la logique, chacun d’entre eux pris dans une interprétation qui fait de leur scindage le mode par lequel il parviennent jusqu’à nous, il forge une vision matérialiste du processus sujet. C’est sa grande nouveauté, comme l’est d’exercer l’apport d’une théorie nouvelle de la causalité, celle d’une causalité du manque, charriée par la dialectique, structurale à une philosophie de la consistance, qui est le mode d’être de ce qui vient en second lieu. Non pas dans une alternance ou un dépassement, mais dans une figure dont le livre forge l’imprévu, celle de la tresse, par quoi les processus ne sont plus seulement des séquences pratiques, mais trouvent pour la première fois un champ d’exemplification et de rationalité qui n’avait pas été connu.


- NATACHA MICHEL : Le singulier de cet entretien est qu’il ne peut pas se porter à ce type d’universel que représente une position polémique contre un texte. Quand on est contre un texte, on le voit dans son ensemble à partir de ce par où, à nos yeux, il pêche. Dans mon cas, mes questions ne peuvent qu’être particulières. Elles seront plus dans ce que doit être tout entretien, à savoir l’universel particulier que représente un texte.

- ALAIN BADIOU : Ce que je dirais là en ce point, c’est que cette figure d’entretien va donc contraster fortement avec le mode de réception du livre qu’il ait été de rejet nul, ou qu’il ait été le fait de lecteurs véritables. Parce que dans le premier cas, le livre a été désigné comme une machination solitaire ou terroriste avec pour objectif véritable de l’extirper de toute conjoncture pensable. Là aussi de 2 façons. Soit en le renvoyant à une époque périmée, celle de la révolution, soit à une...

- NATACHA MICHEL : (...) Oui, je pense qu’il y a eu deux couples d’articles. Si nous en parlons, ce n’est pas par attention extrême, c’est parce qu’on est bien obligé de considérer que ces 4 réactions font le système des attitudes possibles. Sinon, nous dirions seulement que ce livre, comme tout livre, ramène son auteur et ceux qui s’y intéressent à la vraie réponse du silence, qui est l’étoile lointaine des grands écrivains. Cette étoile qui dans les sonnets de Mallarmé témoigne de son idéalisme et de la possibilité de son renversement.
Dans les réactions, il y a les premières, journalistiques, dont le but était d’annuler le livre en étant forcé de le mentionner, et dont la directive était une procédure de non-lecture. Une pédagogie de l’abaissement. Il était conseillé de ne pas le lire dans une figure de terreur qui tentait de dire qu’il y avait dans ce livre une « loi féroce » à laquelle toute lecture ferait soumission. Pour ce faire, on pratiquait un découpage scandaleux, car d’une phrase à l’autre ; par exemple la notion d’épuration qui est dans le livre assignée à la à la dialectique structurale. La notion de rééducation qui dans le livre est examinée « côte à côte » avec le divan de l’analyste à propos duquel il est bien indiqué qu’il ne faut perdre ses symptômes que pour autant qu’ils ne touchent pas à votre vérité - puisque, si on insiste, la psychose est la manière dont s’indique jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. Et enfin le Goulag, dont il est précisément dit qu’il est bon de le dénoncer, et que le déplorer ne relève que d’un anti-répressif, qui si il ne s’étaie pas de l’analyse de la politique qui le supporte, n’en verra jamais la fin. Par ailleurs, tout le livre qui porte sur le tressage de la destruction et de la recomposition, appelées subjectivation et procès subjectif, indique la faiblesse de tenir l’un sans tenir l’autre. C’est dans cette faiblesse que sont tombés ceux dont je parle. Mais c’est trop en dire, s’il ne s’agissait de l’actuelle figure de la criminilisation, à travers le dossard terroriste mis dans le dos de celui qui prend la course. Ceci relève la diagonale imaginaire dogmatique, dont tu parles à la fin, au relais des sceptiques qui disaient que les révolutionnaires étaient des curés. L’intérêt est que c’est une embûche dressée contre toute possibilité d’une pensée complexe, en termes de processus. Ne nous en étonnons pas plus que d’une simplicité vulgaire.
L’autre attitude de la même branche avait le même objectif (rendre illisible) - ce qui indique bien que lire est un acte -en disant seulement que le livre était inactuel, parce qu’il menait un combat dans une période où il n’en fallait plus. Ce sont les munichois de la pensée. Il est inactuel de se battre, la guerre est finie, tout guerrier n’est qu’un ancien combattant, il n’y a que de la répétition. Ça, c’est le superficiel. L’idée de derrière l’absence de tête, c’est qu’il s’agissait d’un livre marxiste-léniniste, dont ces gens ne savent pas qu’ils n’en pensent la fin que parce que nous la pensons, nous. Le livre, pour ces gens, était périmé avant d’exister, au nom de ce que ses catégories ne chercheraient qu’à actualiser dans un goût d’un jour gauchiste ce qui est déjà mort. Les deux autres interlocutions, qui ont réellement compris le livre, s’en écartaient pour autant qu’ils ne traitaient pas frontalement de la théorie du sujet. Un titre est l’égal égalable de ce qu’il y a dans un livre. Il y a le titre, il y a le livre, quand les deux sont à ce niveau, c’est comme les vases communiquants... Un titre n’est pas le nom de famille d’un livre, c’est le livre même.
La première de ces deux contributions rendait hommage au livre d’une soustraction. Il prenait le livre comme point de débat sur le marxisme, et il disait que sa ruse était d’avoir voulu le renouveler non pas en y ajoutant, mais en y soustrayant, par le branchement de Lacan sur le retournement du marxisme, ce qui a pour effet d’extraire le déterminisme au profit de la causalité du manque. Donc d’aboucher une nouvelle logique, celle de la dialectique structurale, à une substance matérialiste. Alors que précisément, tu t’appuies sur une dialectique structurale pour l’engager dans une logique matérialiste, ce surquoi du reste je veux t’interroger. L’autre définissait la vérité du livre à travers une sentence lacanienne, et plus encore définissait l’homme de vérité qui soutenait le livre comme agitateur révolutionnaire et comme écrivain, qui « de son style marque la langue ».
Dans ces deux contributions, il y avait l’idée que ce livre était un livre d’art. Pour quelles raisons ? Certaines matérielles, qui sont que le fil de constitution des démonstrations se fait entre autres à travers des poètes et des tragédiens. Puis, que la méthode du livre n’est pas de partir d’une théorie de la connaissance. Le sujet n’est pas le principe d’où on part pour connaître. Et enfin parce que quelque chose qui ne se passe pas dans le cannonique rapport philosophique sujet-objet ne peut être qu’une esthétique. C’est-à-dire affaire de goût, et « modernité » de l’esthétique en ce qu’elle aurait pour objet de dire qu’est-ce que l’art, et non pas qu’est-ce qui est beau, et qu’il s’agirait donc de dire du livre qu’il provoque un contentement et non une certitude. D’autant plus que la notion d’art, mais au sens léniniste, le livre en fait usage en disant que toute nouveauté en relève, parce qu’elle relève de la décision, et que c’est là que s’opère la jointure entre autre chose qu’un intelligible et un sensible, qui fait que l’art n’appartient plus au rapport sujet-objet, mais à la théorie du sujet. Davantage encore, l’art n’est prescrit par rien de ce qui le précède. C’est pourquoi l’éthique qui est donnée à la fin du livre dans une topique est comprise comme une esthétique. Alors que « topique » résulte de ce que la question « où est le sujet ? », où est ce qui va supporter l’éthique, est précisément ce dont il faut faire théorie, ce qui n’a pas de place, et qu’on peut se poser la question « où est ? Où se trouve ? ». Il y a topique parce qu’on ne donne pas le sujet, mais parce qu’on va le trouver dans l’entrecroisement de différents processus.
Dire que c’est une esthétique - ce que personne ne dit mais sous-entend - c’ est bien sûr dire que c’est un beau livre, mais qu’il manque son but, qui est d’être un vrai livre. Le livre ne tresserait que des résultats - Activité de chaisière encyclopédique. Mais bien sûr, il y a écho avec quelque chose qui réside dans le livre. A savoir une somme sur tout ce qui a été dit d’intéressant en philosophie depuis vingt ans. Dans cette visée, la théorie du sujet serait ce qui fait qu’il y a quelque chose, un enchaînement, est absent ; et celui du noeud borroméen, qui montre que le réel n’est pas simplement ce qui disparaît mais ce qui existe à travers un noeud et entre ainsi en consistance.
2- Le matérialisme comme étant ce qu’ on peut sauver du marxisme, pour autant qu’il présente une théorie intéressante de la vérité.
3- Les formalisations logiques de Gidel, Cohen, Rawbottom, Devlin, etc...
Le livre ne serait que la torsion de tout cela. Une gerbe en feu d’artifice. Ce qui est assez dire que la nouveauté du livre est la théorie du sujet. Et c’est de cela qu’il faut que nous parlions.

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- NATACHA MICHEL : Il y a deux moyens de procéder. Soit on explique, de plain-pied, ce qu’est la théorie du sujet. Soit on parle lacanisme et matérialisme, ou logique matérialiste dialectique structurale, ce qui, comme tu sais, est une de mes questions.

- ALAIN BADIOU : Adoptons pour l’instant la première voie. Si l’on dit théorie du sujet, on peut le comprendre dans l’idée que sujet, le mot sujet, désigne un objet bien déterminé. C’est précisément parce que tel n’est pas le point de vue du livre que, pour seulement savoir ce qui est entendu par le mot sujet, il faut faire une théorie. Théorie veut dire quoi ? Eh bien cela veut dire justement que ce dont on parle ne préexiste pas comme objet d’ expérience au développement de la théorie elle-même...

-  NATACHA MICHEL : Par conséquent, tu romps la tradition qui fait de la théorie d’une part une spéculation ou simplement une doctrine conceptuelle, et d’autre part quelque chose qui s’oppose à la pratique. La théorie n’est-elle pas pour toi ce qui à la fois peut rendre compte et constituer ce qu’on appelle des processus ? Il y a théorie non parce qu’on est dans l’abstrait, mais parce qu’on appréhende cette réalité dialectique qu’est un processus ?

- ALAIN BADIOU : Tout à fait. Il faut bien voir l’idée dialectique de base que les cibles de la pensée sont des processus (idée commune à la dialectique structurale et à la dialectique marxiste) est une idée très difficile à pratiquer, parce que la théorie commune, ordinaire, répandue, spontanée, de la connaissance est toute entière prise dans le couple sujet connaissant/objet connu ; le savant, le réel, la science, et pendant longtemps on a cherché de placer des objets dialectiques dans ce cadre, à les y faire rentrer de force. Même l’idée d’Althusser, allons-y pour Althusser, pour qui le marxisme est essentiellement une science, demeure prise dans ce schéma, car pour l’essentiel ce qu’il appelle des pratiques demeurent en fait des objets.

- NATACHA MICHEL : Il est pris dans le rapport Kautsky sur le parti qui est l’ unité du sensible et de l’intelligible.

- ALAIN BADIOU : D’un côté, quand on parle de processus on a souvent l’image vague d’un devenir qui précisément ne ferait qu’être l’ombre instable de l’objet, un peu ce que Deleuze pense comme un flux. Or, le processus doit rendre raison de l’objectivité dans un autre champ, que celui du rapport sujet-objet et cela est très difficile. Et cette difficulté est à son comble quand il s’agit de faire théorie du processus sujet, car absolument toute la tradition philosophique est de faire du sujet soit un point soit un tout, le point cartésien ou le tout hégélien. Dire que le sujet est processus et même comme le livre le dit, une tresse de processus, c’est à la fois le déponctualiser - il n’est pas cause, il n’est pas source, fondement, certitude de soi originaire -, et le détotaliser - il n’est pas l’absolu de l’esprit la raison de l’histoire du monde, il n’est pas la recollection intégrale de l’expérience. Pour cette double opération déponctualisation-détotalisation, il faut mettre en oeuvre toute une série de procédures parce que ni l’expérience ni le savoir, ne délivrent le sujet. Le sujet n’est pas une intimité, et il n’est pas non plus une transcendance. Il est une effectuation. En outre, et c’est un point plat mais essentiel, il est ou il n’est pas, autrement dit il n’est pas inhérent à l’expérience quelconque.
La théorie classique du sujet c’est de dire que tout en témoigne soit parce qu’il constitue le sens de tout ce qui est, soit parce que l’être même de tout ce qui est, est sujet.

- NATACHA MICHEL : Mais il y a des gens qui s’en passent très bien. Et il y a des gens qui en traitent autrement, c’est Heidegger avec l’ontologie. Et là non plus il n’est pas une cause, il est une consistance lointaine ou proche.

- ALAIN BADIOU : On peut en fait se passer du sujet. Et le cours général des choses est bien de s’en passer du reste. Et précisément il y a un lien entre qu’on puisse s’en passer et qu’il n’est pas vrai que tout en témoigne. Dans la théorie du sujet elle-même, ce que j’appelle lieu ou es-place, c’est là où on s’en passe, et non seulement c’est là où on s’en passe, mais l’existence des champs où on s’en passe est nécessaire à penser l’effet sujet lui-même. Il est donc toujours possible de faire théorie de l’absence de sujet. A mon sens, ceci revient toujours à opter pour la répétition, et ceux-là même qui ont cette posture théorique, estimable et productive, témoignent pour la répétition. Productrice en ce qu’elle sophistique, raffine la théorie de la nécessité, ce qui est intéressant. Ce qu’un Foucault a pu dire de l’enfermement, surtout de la clinique tenons-en nous là, est tout à fait intéressant.
Pour ce qui est de ton autre référent, l’ontologie Heideggerienne, la chose est plus complexe car il y a chez Heidegger en vérité un formalisme spéculatif de la causalité du manque car l’être est agissant dans son oubli, c’est ce qui fait d’Heidegger un penseur contemporain. D’ autant plus que ce qu’il prophétise est que la redécouverte de la proximité consistante de l’être s’obtient précisément en déponctualisant la cause. La limite de Heidegger, c’est qu’il demeure dans la thèse d’un processus unique, c’est-à-dire d’une histoire générale de l’être, c’est son idéalisme et son dernier mot fut « seul un Dieu peut nous sauver ». Même si congédié comme cause et théologiquement, c’est tout de même Dieu qui était reconvoqué comme garant de la consistance. Il faut donc revenir au sujet comme processus particulier. Cette particularité est de le construire à travers une série de procédures c’est-à-dire des notions dialectiques dont l’ensemble va constituer ce qu’on pourrait appeler une logique matérialiste. C’est à cela qu’est consacré au fond une grande partie du livre.
L’inventaire de ces procédures donnerait en gros : l’espace et le hors lieu, la causalité du manque, le manque du manque, l’éclair subjectif mallarméen lié à l’exception

- NATACHA MICHEL : N’est-ce pas seulement la combinaison de la dialectique structurale et de l’espoir ? Pourquoi est-ce que ça sature le champ des procédures possibles ? Pourquoi pas le flux de Deleuze ou les hétérogénéïtés de Michel Serres ?

- ALAIN BADIOU : Les concepts que tu ne proposes pas mais que tu mentionnes sont eux-mêmes situés et ils sont situés dans quelque chose à quoi j’attache une certaine importance qui est la théorie des déviations et des retombées. Je montre comment ces notions sont des formes en quelque sorte dégradées et réactives entièrement pensables à partir des autres. Et d’autre part, il faut bien voir que je suis rationaliste, les concepts en question sont les concepts modernes de la nécessité, sont la rationalité moderne, alors que les autres n’ont pas d’autres objectifs que de la défaire. Enfin, c’est sur ce socle, cette base, que je peux édifier, produire ce que vont être les véritables concepts élémentaires de la théorie du sujet.

- NATACHA MICHEL : Même s’il ne s’agit pas d’épargner aux gens le tour du livre ou d’y revenir, un mot sur ce que les spécialistes appellent la causalité du manque ?

- ALAIN BADIOU : Il s’agit de l’idée que ce qui apparaît comme lié, ou, comme disaient les classiques, interdépendant, renvoie à un terme qui n’est pas comme tel présent dans cette interdépendance et dont la chute, le manquement, produit précisément la solidarité de tous les autres Ce qui évidemment implique que d’une certaine façon tous les autres en sont marqués. La référence la plus simple est la freudienne peut-être, le psychisme conscient tire son unité, sa coloration générale non pas de ce qui s’y donne mais de ce qui en a été refoulé dans l’inconscient.

-  NATACHA MICHEL : Outre qu’on trouvera cela dans toute la première partie du livre, les exemplifications sont :
a- les atomistes grecs, où à travers l’ examen du « clinamen », tu montres que si ils ont été vus comme matérialistes, c’est à cause de ça, plutôt qu’à cause de leur vision du monde comme matière. Les poèmes de Mallarmé, jusqu’à ce qui s’y donne sous l’exception.
b- dans le rapport du marxisme à l’« histoire », à travers l’idée de périodisation, où ce qui la forge en mouvement disparaît. Et dans bien d’autres exemples encore. Tout cela est développé comme dialectique structurale, premier rapport à Lacan, et à travers des exemplifications, qui en sont le mode constructible.

-  ALAIN BADIOU : De cet inventaire de procédures dérive des concepts élémentaires de la théorie du sujet, qui sont donnés comme des mathèmes ; qu’est-ce que c’ c’est : un concept dont les composantes internes sont formalisables et donc entièrement transmissibles. Ce sont des concepts dont on pense qu’on peut les mettre à plat sans tabler sur leur résonance ou leur aura. Car ce sont des cristallisations de procédures. Le paradoxe délibéré va être que ces mathèmes portent les noms au contraire les plus saturés qui soient subjectivement et historiquement, et qu’ils sont au nombre de quatre et qu’il s’agit de I’ angoisse, du courage, de la justice et du sur-moi. La théorie du sujet proprement dite n’est rien d’autre que la dynamique dialectique de ces 4 concepts élémentaires.

- NATACHA MICHEL : Pourquoi ceux-là et pas d’autres ? L’angoisse apparaît pour la première fois avec Mallarmé ; le surmoi va venir à la fois de la psychanalyse et de la théorie de l’État. Le courage vient d’Oreste (et d’Eschyle contre la tradition et même Freud). D’Oreste et non pas d’Antigone, car le courage d’Oreste est l’occasion à propos de quoi la loi d’Athènes change. La justice enfin vient, partie d’Antigone, partie de la possibilité d’une non-loi qui soit une loi - et qui est ton idée du communisme. Voilà comment ces concepts élémentaires viennent au livre
Mais on peut te poser la question : pourquoi ça ? Compte-tenu de ce que la matière où tu les décris, c’est en gros que le surmoi est ce qui conserve et répète. Le courage, c’est ce qui interrompt et crée. La justice c’est ce qui établit un ordre nouveau, dans une figure de la stabilité qui ne soit pas une répétition. C’est ce qui vise au dépérissement de ce qu’il y a de terroriste, c’est-à-dire de non-loi, dans la loi. L’angoisse, qui en vérité est le point-clef, c’est quand on ne supporte pas l’ordre des choses, que cet ordre est mort, et donc qu’on ne sait plus ce qu’on veut, mais qu’on veut, en désordre, dans cet ordre mort, - une société qui n’a plus de sens - et que le monde se donne comme en trop, ce que tu appelles le trop-de-réel. Il y a oubli de ce qui rendait le monde ordonné, et qui comme on sait est une cause absente, donc il y a manque du manque. L’ angoisse est ce qui rend possible l’exception. Mais celle-ci ne l’est pas encore. Il lui faut le courage (et pour Mallarmé la métaphore, n’est-ce pas, plus que la métonymie). Sinon elle va tomber dans le sur-moi, et elle ira vers la mort, qui est la forme objective de l’exception. D’où la raison pour laquelle tant de héros de romans meurent. Mais l’angoisse aussi peut aller vers la justice. Il y a semble-t-il, contrairement à ce que je disais, une beauté évidente de ces concepts, puisqu’ils ne sont ni des expériences, ni des visions. Et comme une tragédie possible du texte, donc un art, que je répudiais. Sinon peut-être qu’en considérant ce que tu dis de la tragédie, et l’importance que tu lui donnes, rare dans la philosophie française, on voit qu’elle est dite maudite, parce que les choses ne s’y disent pas en totalité, mais sont mi-dites. Or d’après toi, et d’après Lacan, le mi-dire est ce qui permet la seule transmission qui vaille, et que tu cites avoir été tant pratiquée au 17ème siècle, où c’est l’allusion qu’on transmet qui met le feu à la capacité de comprendre et non la pédagogie.
Donc tragédie comme seule pédagogie possible, laissant aux autres le psychodrame ?

- ALAIN BADIOU : Toute la question de la transmission sur quoi bute les psychanalystes est là. Comment transmettre non de l’articulé contraint, mais le jeu de l’articulation. Il faut toucher le désir. On ne transmet qu’une rhétorique. Comment transmettre la science, qui est aveugle quant à sa propre consistance. Prenons la science et son enseignement. Dans un champ de transmissions qui est rhétorique, la capacité scientifique surgit par hasard. On transmet le lieu de la science, pas la science. Il faut un hors-lieu complet qui fait qu’un désir a été touché, mais c’est un hasard. La biographie des grands savants qui plaît tant cherche cela en vain. Or il en va différemment de la littérature parce qu’elle est rhétorique. On te transmet la rhétorique et on t’écraserait de l’humilité rhétoricienne. Alors que dans les sciences on est censé transmettre la capacité. Le bon élève, c’est quelqu’un qui est habile à résoudre des problèmes résolus depuis des siècles. Le point d’angoisse, quel est-il ? Il y a là un mode, un effet d’horlieu incontestable. Le rapport entre la mathématique existante et la « trouvaille » n’était pas un rapport d’aisance ou d’habileté, qui est un rapport d’esplace, mais passait par l’expérience très risquée d’un désordre auquel il fallait parer en même temps qu’ y parer était ne plus être de la mathématique existante. Il y a transmission de la capacité mathématique au moment où est atteint et supputé la conviction qu’en un point cela ne marche pas. Alors que d’ordinaire c’est l’aisance mathématicienne. La grandeur mathématique s’origine dans l’idée que cela ne marche pas. Le reste étant souverainement tenu. Et à ce moment ils entrent dans l’angoisse.

- NATACHA MICHEL : Voilà un exemple sur l’angoisse qui n’est pas dans le livre. Une fois que tu poses l’angoisse, tu as les 3 autres. On voit bien que l’angoisse interrompt le cours du monde tel qu’il est. Mais dans le moment où tu le saisis, comment te gardes-tu de son caractère existentiel ?

- ALAIN BADIOU : Parce que précisément on peut donner deux réponses. La première consiste à dire que l’angoisse ainsi conçue n’est que l’interruption, elle n’est pas le vécu de l’interruption, de là qu’elle n’est pensable en deçà d’elle que par l’esplace et la causalité du manque, au delà d’elle par l’excès et les trois autres concepts, et que ce faisant elle n’est d’aucune façon une expérience ontologique, comme elle l’est chez Sartre, pour qui l’angoisse est pure réflexion de la liberté comme telle.

- NATACHA MICHEL : Voilà un exemple sur l’angoisse qui n’est pas dans le livre. Une fois que tu poses l’angoisse, tu as les 3 autres. On voit bien que l’angoisse interrompt le cours du monde tel qu’il est. Mais dans le moment où tu le saisis, comment te gardes-tu de son caractère existentiel ?

- ALAIN BADIOU : Parce que précisément on peut donner deux réponses. La première consiste à dire que l’angoisse ainsi conçue n’est que l’interruption, elle n’est pas le vécu de l’interruption, de là qu’elle n’est pensable en deçà d’elle que par l’esplace et la causalité du manque, au delà d’elle par l’excès et les trois autres concepts, et que ce faisant elle n’est d’aucune façon une expérience ontologique, comme elle l’est chez Sartre, pour qui l’angoisse est pure réflexion de la liberté comme telle.
Il faut donc revenir aux liens dialectiques des 4 concepts à leur corrélation ; ce qu’il faut constater pour penser cette corrélation, c’est qu’on a besoin d’un nouveau parcours des procédures. Il va y avoir une nouvelle investigation des procédures dont le filtre quasiment épistémologique sera algèbre et topologie comme si les procédures y étaient filtrées pour se transformer dans la logique du manque et de l’excès.
Les assignations spécifiées du sujet se font en général du côté de l’interruption et du côté de l’excès cependant il ne sera pas exact de dire que ceci le définit. Ceci est le repérage principal mais la théorie de ce qui est ainsi repéré exige l’ensemble. Et ce qui fait que le sujet n’est pas à proprement parler une expérience. Personne ne peut le dire tel mais sera obligé d’entrer dans la théorie. Ce n’ est pas un objet dont il y a intuition ou expérience. Il y a des définitions provisoires mais ce ne sont que les indications de ses symptômes. Pour comprendre de quoi il retourne, il faut la procédure conceptuelle entière. C’est pourquoi ce n’est pas une philosophie du fondement ou de l’élucidation, un objet saisissable dont il y aurait, par ailleurs, théorie ou généalogie.
Le livre n’est pas une réponse à la question : le sujet qu’est-ce que c’est ? Le livre est la procédure de la réponse, mais pas la réponse. Le livre produit une pensée mais pas des résultats. On ne peut pas le solder par des résultats portant sur un type d’objets déterminés.

- NATACHA MICHEL : Une investigation de procédure parce que ce n’est pas une combinatoire de concepts ?

- ALAIN BADIOU : Le sujet c’est la tresse ; c’est une procédure particulière des 4 concepts. Ces 4 concepts formalisent des intersections de procédures.

-  NATACHA MICHEL : C’est pourquoi tu introduis la notion de tresse. La tresse rend compte de ce que les 4 concepts ne sont ni alternatifs ni combinatoires. L’effet de sujet est processus. La tresse, c’est la figuration de cet effet. La consistance, qui qualifie l’existence de l’effet de sujet, indique, non pas la manière dont les 4 concepts se combinent, mais adhèrent les uns aux autres. Ils ne sont pas en chaîne, mais en noeud. Ceci ne désigne pas une causalité, mais un mode d’être en excès. L’excès est ce qui sort de l’impasse de la destruction. C’est donc ce que, en analogie, tu appelleras une « passe » en force. Cette destruction, elle est ce dont est capable l’angoisse, et ce que tu nommes une subjectivation. Mais celle-ci consiste dans une opération d’unité que tu appelleras le procès subjectif, ou recomposition. Et c’est là où on a 2 processus, la destruction et la recomposition (sans quoi d’ailleurs l’excès tombe dans le multiple, le flux, le gauchisme), à partir de quoi les 4 concepts vont se tresser autrement. Tout simplement parce qu’ils vont changer de place, car la recomposition remet en place, elle n’est pas hors-place. Ils vont constituer un croisement différent qui est ce qu’on appelle tresse. Est tresse le fait que changer de place n’est pas interchangeable. Il n’y a pas orientation, il y a périodisation.
La tresse va ordonner les verticales, c’est-à-dire courage-justice (effet 3), et angoisse-surmoi (effet 4)).

- ALAIN BADIOU : Oui, je crois que ce qu’il faut ajouter, l’idée d’un processus en tresse c’est aussi l’idée qu’il n’y a pas dans ce processus de hiérarchie structurale et qu’il y a donc dans son essence même, quelque chose d’indécidable quand à son ordre. C’est évidemment là le lieu de I’ éthique qui est qu’il est requis de décider selon l’indécidable.