Ici Commence

Ecrits de Natacha Michel

La prose de Kleist

Intervention orale, 1997, 11 p.

(1997)

Mon intitulé « la prose de Kleist est-elle romantique », dépose sur cette page, une ingénuité à moi, oublieuse déjà du titre qui parle en effet trop net. Kleist romantique, pas romantique ? Est-ce que je me posais la question quand j’écrivis Le repos de Penthésilée publié en 1980 chez Gagallimard. Mon avant-propos était celui-ci : « La reine des amazones chaste furie, se heurte à Achille, rivalise avec lui, veut triompher une fois pour toute de l’homme, l’aime, devient folle, le provoque en un combat singulier, le tue, en meurt. » Voilà le mythe des amazones, voilà ce que je n’ai pas raconté. Le mythe des amazones est connu et inconnu. Venues toujours d’ailleurs, elles refusent de rejoindre les camps constitués, elles déferlent et s’écrasent pour renaître.

L’amour que porte Penthésilée à Achille indique une raison de leur défaite. On y voit qu’elle ne devrait pas l’aimer, qu’elle l’aime et la guerre des sexes. C’est tirer Penthésilée vers le péché, la transgression, la fatalité. La vérité est différente. Il s’agit plutôt d’une idée d’amour dont elle est détentrice et qui interdit la fuite.

On ne se préoccupe pas de Penthésilée sans savoir qu’elle appartient à Kleist et si hautement si magnifiquement, que rien ne viendra les détacher. Si j’ai osé parler d’elle, la recueillir sur les lèvres de Kleist, c’est à la manière d’un art brut littéraire : j’ai simplement enveloppé sa Penthésilée comme une pierre dans un grand papier que j’ai posé sur le mien pour en retenir la trace. Qui s’arroge le droit de lire le mythe dans Kleist, c’est parce que ce n’est que là qu’il est une œuvre.

Ne voulant pas exactement faire œuvre hyperréaliste (j’appelle ainsi, peinture d’après photo, ces livres qui recopient un livre et dont un des ancêtres est Le Moine de Lewis intégralement et exactement réécrit par Artaud, mais roman, je changeais donc le mythe (pas de combat contre Achille mais avec lui), je donnais de la furie à l’amour mais aussi de l’amour à la furie, je fis tout se passer aujourd’hui. Ce qui me captait était moins d’instiller la mythologie au roman, le théâtre au roman, bref de mêler les genres, que d’éprouver si le roman était capable de les contenir romanesquement. Le repos de Penthésilée était donc moins un roman théâtral ou un roman mythologique qu’un roman tout court, affirmant la liberté du roman et son aptitude à la grande forme.

Mais il y avait dans Kleist, dans ce que je comprenais de Kleist, quelque chose qui convenait à mon idée du roman. Le roman n’est pas pour moi incontestable mais contestable. Cela veut dire pour moi que le roman contestable, loin d’expliquer, de fourrager dans les serrures ou les coulisses de l’âme, loin d’être explicatif, se risque à seulement dire que quelque chose existe. Il pose, il ne dispose pas, sinon dans l’enchevêtrement des procédures qui font du roman un mixte.

Le roman incontestable, lui, ne se contente pas de poser, il est explicatif, sans être didactique pour autant, tout simplement - et c’est ce qui fait le goût qu’on a pour lui -, parce que le roman incontestable répond à sa manière aux grandes questions bêtement métaphysiques : " Qui sommes nous ? D’où venons-nous ? Où allons nous ", et constitue un pont avec elles. Le roman contestable, pour sa part, est simplement celui qui pose des existants, dit que quelque chose existe : l’amour, la guerre, l’aventure, la mort, que quelqu’un existe.

Et les personnages de Kleist me semblent ainsi. Leur fournaise, leur nature effroyable (Kohlhaas), leur cruauté (Congo) présentées d’emblée ne sont pas autre chose. Une façon de dire qu’ils n’ont pas d’arrière fond, pas d’arcanes, rien d’autre qu’une plénitude d’être. Ils sont posés, déposés par l’auteur en une pleine et terrible embellie. Leur déchirure éclate plus véridique, argumentant d’une lumière qu’aucun raisonnement n’a tenu jamais. C’est pourquoi, pour en faire des personnages incontestables, alors qu’ils sont le contraire, on leur cherche des motifs souterrains, freudiens, biographiques. Non. Les personnages de Kleist sont offerts sans explication, et, durs, brûlants, fascinés, ils sont pleins d’eux-mêmes, rêve et somnambulisme inclus, en directe adaptation avec leur absence de contact, pleins d’eux-mêmes non pas au sens de la vanité, au sens d’une position d’existence sans référence et sans caution. Ils répondent d’eux-mêmes et c’est ce que j’appellerai plus loin leur courage : " Son âme, dit Prothoé de Penthésilée, ne s’est jamais laissé prévoir ".

Pour ce qui est de la lumière (l’écrivain au moment où il écrit, en choisit une) - c’est le "la" donné par le diapason du visible-, j’aimais que le texte de Kleist fut plongé dans celle, immobile, des Piero de la Francesca (la reine de Saba) sur lesquelles tombait le plomb fondu des tableaux de Goya. La lumière et l’ombre, leur avalanche mêlant le sac de neige que recèle le jour, le grave métal de la ténèbre, refusant d’être divisés (l’ombre, la lumière) par le bien et le mal, refusant le dieu charnel des crépuscules, le roc citronné de l’aube, ou que la soie de l’un double le manteau de l’autre, ôtait le doute au soir, effritait l’initial du matin, cousait deux mondes ensemble, jetait au loin l’horloge comme on le fait d’un parasite. Il faut toute une vie française, et pas nécessairement romantique, pour préférer la nuit à l’aube et comprendre le vers de Novalis qui dit à peu près " Que ne revienne pas le matin où le temps recommence ". A l’époque où j’écrivais Le repos de Penthésilée, je ne voyais que la beauté du mariage. Ce nocturne d’orage, ce jour de fournaise sont-ils romantiques ? Est-ce à eux que j’étais sensible ? Il m’a fallu cette réunion pour y réfléchir. Romantisme et modernité ?

Vous le savez mieux que moi, le romantisme n’est pas un concept uniforme. Si un de ses pivots est que l’art est l’absolu comme sujet, et ce dernier, l’incarnation, avec son cortège crucifié, ce n’est pas ce qui, ici, m’intéresse. Mais ce que je retiens du salubre livre l’absolu littéraire de Lacoue labarthe et J L Nancy. Vu de là et non du Lagarde et Michard, le romantisme, le premier romantisme est ce qui établit la littérature comme concept philosophique sans que le contenu littéraire soit un contenu philosophique. La littérature est concept, neuf, complet, englobant, pensée et pensante, (spéculative), mais ce concept laisse à la littérature toutes ses chances. De même, de ce que la littérature soit assomption du vrai, je retiens plutôt qu’elle entretient relation au vrai. Sans doute est-ce à son lien avec la philosophie, avec la pensée, que nous devons que la littérature ne soit pas séparée de la vérité, ni ne soit séparée en domaines.

Ce que j’appellerai la position moderne, du moins la mienne, qui est que la littérature se doit d’être pensive, ne peut que reconnaître dans ce romantisme une dette que n’est pas prêt d’acquitter l’écrivain artiste (que j’oppose à l’écrivain pensif) pour qui toute pensée est vieille lune et selon qui l’écrit doit s’en garder comme la victime du bourreau.

Certes, le vrai est poésie (Novalis : " Plus une chose est poétique, plus elle est vraie "), et non pas prose, mais remarquons, soulignons, que le vrai entre alors, en ce temps extraordinaire, dans la littérature, qui n’est plus, dès lors, le lieu de l’illusion et de la falsification, ni dominée par le couple imaginaire/ retour au réel déceptif. J’ai dit ici imaginaire et non imagination.

Mais - et ceci est mon second point- que la littérature devienne réalisation de la vérité, et cela consonne avec la préoccupation moderne (je la prendrai, on va le voir, dans le mi-dire), la préoccupation moderne d’une autre identification du vrai que celle de l’adequatio. La préoccupation moderne selon laquelle le vrai n’est pas transfusion d’objet, n’est pas le savoir (la littérature n’en est pas un), ne s’identifie pas au savoir, mais, perçant à travers, hors de lui, non pas vérité furieuse mais surnuméraire au savoir, il lui faut l’exception d’une langue non registrable, d’une langue hors catalogue. La littérature est un des lieux de production du vrai, par exemple pour Badiou dans ce qu’il nomme les procédures génériques, et on ne peut pas négliger non plus l’apothegme du vieux Lacan disant que le vrai a une structure de fiction : ce qui au moins signifie - que le vrai se donne indirectement, c’est le thème du mi dire (certes aussi hélas, quel vilain mot, c’est le thème de la castration). C’est le thème du mi dire, en conjonction avec celui de la fiction, qui me suscite ici. Si le mi dire est ce dire à moitié, dire incomplet, indirect, voilé, si la vérité est mi-dire, alors la fiction lui ressemble. Et elle a une destination, non de mensonge, d’oubli, de divertissement (pascalien) mais de vérité.

Il me faut ici faire un détour : entre mille sortes, je distingue deux attitudes envers le roman : l’attitude qui privilégie la fiction : celle qui voit dans le roman le triomphe de l’imaginaire. Je les considère différentes. L’imaginaire : le mouvement du livre devient celui de l’illusion et du désillusionement, c’est l’idéal du livre que je dirai réversible où, à un certain moment, doit être ressenti que tout ce qui a été présenté, enchevêtré, était fausseté. Même si cette disposition donne lieu à d’immenses et subtiles variations contemporaines, la matrice est celle de la Montée et de la Descente. D’un Tramway nommé désillusion. La fiction, elle, qui refuse cette disposition, est ce qui, disons, toujours monte et ne retombe pas. Elle finit, mais n’éteint pas sa lueur. C’est en cela qu’elle cherche la vérité, qu’elle est dans la dimension de la vérité et non dans celle de la relativité de tout. L’idée moderne selon quoi la vérité ne se dit pas toute, qu’on ne peut viser son dire intégral ou sa plénitude mais sa dimension soustractive, sa non totalité, nous mène à la fiction. La fiction, fictive, ruisselante d’éclaboussures jaillies de nulle part, mais distincte du simulacre ou du semblant (elle n’est pas copie d’un réel présumé total, un faux-semblant), mais mouvement s’élevant sans jamais retomber dans un "ce n’était que cela", est cette soustraction. En cela, la fiction est une des nouvelles allures de la vérité moderne, comme non pleine et comme mi dire.

Aux feuillets de la fréquentation des temps entre eux, admises d’intègres différences, et la teinte de trop donnée aux termes qui suivent, romantisme et modernité sans coïncider, s’étayent.

C’est à propos de l’infini qu’il y a litige entre les époques.

C’est l’infini, la conception de l’infini, qui nous sépare, En un mot, le contre romantisme est du côté de l’éternité et non de l’infini. Je pense à Rimbaud, " Elle est retrouvée quoi ? L’éternité " et " Nous t’affirmons, méthode " et " pressé de trouver le lieu et la formule ". L’éternité, si celle d’en bas et non transcendante, peut-être a-t-elle la dureté abstraite et blanche d’un présent ? Ce présent qui donne un autre statut à l’image ? Ce présent, qui, ne se laissant pas réduire à l’immédiat, en appelle à l’éternité de sa présence ? Présent comme temps éternel et non infini ?

Contenance d’une louable pudeur du temps !

Au contraire, le motif romantique est celui d’un infini si sensible, si temporel, qu’il n’est que l’horizon de notre finitude. L’infini romantique, infini temporalisé, est un infini existentiel. C’est d’ailleurs, à mon sens, l’infini existentiel qui donne pour essence à la version doxique du romantisme le poème, et en fait négliger la prose : le poème (d’époque) est plus ouvert que la prose, davantage point de rencontre entre finitude et infini. Au fond, c’est le thème de l’infini existentiel qui, toujours selon la doxa, la réputation, l’adolescence, fait prééminer le poème comme emblème du romantisme, alors que, quand même il s’avère une catégorie imprécise ou multiforme, il ne fait pas de la poésie son genre absolu.

Or, à l’infini existentiel et temporalisé s’oppose le mathème de l’infini, infini galiléen, banal, sans qualités. Infini désacralisé et neutre, nullement existentiel, ni final ni nouménal, seulement opérationnel. Autre horizon : je le dirai celui de l’éternité et de l’événement.

Kleist est bien davantage un prosateur de l’événement que de l’infini. Chez Kleist prosateur, l’événement s’appelle catastrophe, déni de justice, crime, viol, vol et c’est tout le point, la quête de la réparation, de la justice, jette dans non la démesure, mais dans l’illégalité méthodique, la révolte formulée, dans l’acte et la persévérance, et provoque l’invention d’un ton, d’un style, d’un système de récit qui s’y conforment. J’y reviendrai, c’est bien plutôt la prise sur le texte de l’événement que les perçantes annonces chroniqueuses qui commande le ton. C’est parce que tout est suspendu à l’évènement que tout va vite, que tout est dans le manifeste de sa munificence contraire, que les épisodes s’accumulent plutôt qu’elles ne se combinent. C’est parce que Kleist n’est pas un prosateur de l’infini mais un prosateur de l’événement qu’il crée sans refuge des personnages qui y conviennent que j’appellerai non des " hommes sans qualités ", mais des sujets sans qualités, c’est-à-dire qui ne sont déterminés, appelés par rien d’autre que par l’évènement même. C’est à cela qu’on doit le resserrement des contes, leur merveilleuse rapidité, elle-même fondée sur la marche de faits en faits. En tant que prosateur de l’événement, en tant que créateur d’œuvres attachées sans recours à une fulgurance hasardeuse, à une occurrence, sans cause et sans explication, en tant que créateur du sans cause, de l’imprévu et non de l’inévitable, Kleist prosateur n’est pas romantique. Brecht, Kafka l’ont vu : écrivain du courage et de l’impasse, de l’issue sans issue comme dirait Deguy. Ce Nerval qui serait un Kafka, voilà le moindre des paradoxes dont est capable Kleist Avec l’irruption d’un soudain (peste, tremblement de terre, insurrection des esclaves), qui rien ne rendait prévisible, d’un soudain sans aucune détermination, à peine sanctionné par un dehors, Kleist prosateur crée ce sujet, auquel s’adresse la catastrophe, mais qui surtout s’adresse à elle comme à un événement pur. Le sujet kleistien, le personnage kleistien, n’est, contrairement aux apparences, pas celui qui cherche son dû, qui réclame seulement que la loi soit appliquée, ou celui qui l’état de faute accable.

Si le sujet kleistien de la prose est par excellence Kohlhaas, il est celui que la catastrophe atteint dans le hasard le plus total, le plus complet, et qui déclare contre elle autant qu’il réclame justice. Ou plutôt, celui pour qui réclamer justice est une sorte d’adresse de soi à soi, constituant un soi d’exception dans l’illégalité ou la fronde : Marquise d’O Kolhaas, et même Freidrich et Lillegarde du Duel. La catastrophe, la prise indue des chevaux fonde un nouveau Kohlhaas. Et L’action de Kohlhaas, cet entêtement à voir ses cheveux rendus, ne sont enchaînement absurde que du point d’un déroulement déterministe des choses.

Or il n’y a pas de déterminisme kleistien, car alors on ne comprendrait ce qui fait la plus haute grandeur de ces textes, leur marche forcée de faits en faits, alors que tout se passe comme si ceux-ci (les faits), au lieu d’avoir été inscrits de toute éternité, au lieu de figurer la mécanique des conséquences, étaient au contraire comme l’émanation et le souffle de l’événement, son orage et non ce qui s’en déduit. Que rien ne soit mécanique, mais évènementiel, rend compte de la splendide linéarité du récit, de son absence de contradiction (l’intrigue ne rebondit pas, elle court), de ce déroulement qu’on pourrait dire plane et qu’il est trop facile de mettre au compte de l’implacabilité d’un destin grec transféré à la guerre des paysans.

Non, il y a sujet kleistien parce que l’auteur crée un personnage qui est un sujet qui n’existe que par ce qu’il fait, par ce qu’il déclare, dans une contingence radicale. Les faits si importants, le passage d’un fait à l’autre (ce qui fait croire à la chronique) qui nourrit le moteur des histoires, leur style hautain est une forme de déclaration. Les personnages de Kleist, leur action, les nouent uniquement à ce qu’ils font, à ce qu’ils déclarent, à cette adresse qui est toute leur œuvre, dans une contingence, une gratuité radicale. Ce qu’ils déclarent est que quelque chose a eu lieu : viol ou vol, ou amour, l’événement, la catastrophe, et tout ce qu’ils font, en même temps qu’ils semblent réclamer réparation ou récompense, n’est au fond rien d’autre que la déclaration de cet événement.

Après son suicide, Ulrike, sa sœur aimée, bien près de devenir folle, dit : "j’ai tué mon frère avec la complicité glorieuse de Goethe". Nietzsche : Kleist, celui à qui s’est révélé le côté incurable des choses. Achim von Arnim, son cadet, regrette qu’il ait dédaigné l’école, et que le mirage de la perfection classique l’en ait écarté. Au mieux, par sa volonté de dire son déchirement intérieur et son souci d’atteindre la beauté formelle, il ferait songer à Byron, dit l’un. Ricarda Huch le fait entrer dans le romantisme par la porte d’un romantisme éternel. Lui-même se jette en enfer avec sa théorie sur ses demi talents :"l’enfer donne des demi talents, le ciel des talents entiers ou pas de talents du tout". La vie de Kleist, cette vie tourmentée à la Lenz, à la Nerval, en fait une figure traditionnellement romantique.

En fait, histoire personnelle exclue, ce prussien est un prussien : la guerre, qu’il ne fait pas, ou peu, l’occupe. Et si c’est elle qui empêche la vitesse de rouiller, c’est elle aussi qui sous la forme de la France et de la guerre française attache Kleist au thème de la barbarie : Napoléon, :" ce barbare, dit-il qui traverse le monde en barbare et sombre dans le néant". Napoléon certes, mais la France (dont pourtant Kleist avait tenter d’exiler le mauvais spectre dans l’Amphitryon et dans le Tartufe de l’Enfant trouvé) sont cette Grèce par lequel tout allemand tente de se faire allemand, mais Grèce barbare. La France est la barbarie qu’il avait tenté de d’adoucir, un moment, dans la Suisse de Rousseau. Car Grèce est, chez Kleist, synonyme de barbare et cette barbarie, qui n’est pas dionysienne, il l’affecte à Penthésilée : elle aussi, autre Napoléon, sombre dans le néant. Grèce, France, barbarie, nouvelle Prusse ? A coup sûr.

Mais, c’est au sortilège barbare, décidément non dionysiaque, mais recouvrant toute hellénité possible que l’on doit que ses drames ne soient pas des tragédies. Comme c’est au modèle de la guerre qu’en dépit de Shakespeare ou d’Eschyle qui, dieu sait, en usent, on doit qu’il écrive des drames, et surtout des contes, dans lesquels ce n’est pas le heurt entre deux lois impérieuses, une transgression, qui donnent le ressort. Mais la marche encore une fois en avant et ce que j’ai appelé leur belle linéarité. Et c’est pourquoi, aussi néfastes ou terribles qu’ils paraissent, ses héros, de Kohlhaas à la Penthésilée sont mus par le courage.

Car le courage n’est pas une donne littéraire qui se dispose contradictoirement (à moins évidemment de l’opposer à la lâcheté, ce qui est fait, exception qui confirme la règle dans le Prince). Le courage est une sorte de persévérance dans son être, de conatus spinoziste, en rafale, non pas indifférent aux événements mais qui les recherche moins comme des obstacles ou des épreuves : comme la preuve d’une constitution intérieure sans justification. Le courage, fortitudo et non audacia, comme dirait Spinoza en distinguant ce qui est fait en vue des autres et ce qui est fait en vue de soi-même, participe de cette structure d’adresse qui forge le sujet sans qualités.

Le sujet de Kleist est un sujet moderne : il n’est pas donné, il doit être trouvé. Et c’est parce qu’il s’agit d’un sujet situé en avant et non en arrière, dans l’héritage, que les personnages de Kleist, l’action que Kleist décrit, ne sont pas sous le signe du contradictoire. C’est le sujet présupposé, prédéterminé, qui est activé par les contradictions, revenues d’antan. Le sujet à trouver va tout droit devant lui, parce qu’il est moins sans structure que sans support, j’appelle ici support la faute ancestrale, la culpabilité dont par exemple Marthe Robert rassasie Kleist. Né de la catastrophe, le sujet n’est pas dans le débat avec ce qu’il fut, mais dans le fracas qui n’est pas toujours fracassement. Hors de tout ordre. Car le fracas ou la persévérance, figure la soustraction de tout ordre, le point des fuites des ordres présupposés. Il ouvre à des possibles (négatifs, dramatiques) mais possibles tout de même et le sujet sans qualités s’y engouffre. Avec toutes les nervosités animales, et les choses qui le regardent entourées d’un mutisme différent. Et un mystère.

Kleist est un auteur entier qui parcourut, sans prendre ses jambes à son cou, son génie. mais il y a dans cet auteur, dans ce Kleist exprimable, un mystère supplémentaire à tous ceux qu’on peut vouloir scruter chez lui. C’est la distinction réelle, la distinctio réalis, entre les drames et les nouvelles, entre la prose et le théâtre. Il y a une prose de Kleist qui, tout en même temps qu’on y perçoit sa main, tout en permettant, par ses thèmes, de trouver une unité voulue par l’œuvre, laisse penser que Kleist est un écrivain qui comme certains arbres, se marcotte lui-même, laisse pendre une branche à terre, et de cette branche, renaît à un autre âge. Les proses sont d’un autre âge de la plume. D’une autre lumière, réputée froide, que la fournaise des drames. Pas seulement en raison des distinctions de genres.

On dirait donc volontiers que les proses ne sont pas romantiques, quand les drames peuvent l’être. Or, précisément mon idée est inverse. C’est dans la prétendue froideur des proses, c’est ce que j’ai nommé tout au long la marche de faits en faits, qui appartient au romantisme parce que le pas de cette marche est celui de l’imagination. Je ne veux pas dire que les faits sont imaginés mais que leur fermeté irréelle, leur fournissement, leur livraison incessante, qu’ils ne soient interrompus par rien d’autre, soulagés par rien d’autre, atténués par rien d’autre, qu’ils se suivent sans intercesseur, sans précaution, sans préalable, qu’on aille de l’un à l’autre (avec tout le réalisme qu’on veut) comme on va d’un point du rêve à l’autre, est le fonctionnement même de l’imagination... Et si "un" romantisme est la surdétermination par l’imagination comme faculté synthétique, alors, au rebours de tout respect humain littéraire, le système du récit chez Kleist est romantique. L’art du fait, l’art d’aller par les faits, qui caractérisent ses proses, loin d’être un réalisme, ou une habileté de conteur, devient un art de l’imagination. Et l’imagination serait l’art du fait en ceci que l’imagination doit singulariser des objets, les disjoindre du réel ordinaire, les individuer, et, pour indiquer qu’on est dans un autre ordre, les maintenir tous également à la même et constante haute pression, où la force d’expansion est supérieure à la pression atmosphérique, créant ainsi un milieu qui est aussi suspendu, haletant, éclatant, que celui en lequel irradie l’indemne esprit du pur poète. Le fait, à perte de vue, change la prose de Kleist en une étrange prose de poète. Il vaut mieux, sinon la postérité de Kleist serait Zola (pas celui de La faute de l’abbé Mouret). Plus sérieusement Mérimée, hélas. Mais que la prose de Kleist soit en définitive une prose de poète, a une autre conséquence sur quoi je conclurai.

Avec l’éviction du romantisme, c’est aussi celle de la prose qui s’effectue. Et dès lors c’est aussi le lien de la prose et de la pensée qui défaille. Curieusement, ce n’est pas la proséïté de la prose qui entraîne sa chute d’un trône où elle ne fut jamais, c’est sa poéticité. Avec l’éviction dont je parle, s’amorce que prose et poème ne peuvent exister sans scandale concurremment. Et une torsion s’effectue : l’essor de la poésie, comme identifiant le romantisme, aveugle sur sa prose, qui, envol aussi d’abstractions, perd ses droits en face des sons nus. La prose n’est plus le lieu de l’imagination. Elle est celui de la proséïté. Dans sa forme la plus vulgaire et réaliste. Quelque chose du refus de romantisme est le refus d’une prose rare ou d’une prose considérable, d’une prose poétique, quand bien même celle de Kleist ne l’est, en apparence, pas. Sauf, qu’en elle, tout ce qui peut être dit prose, est déplacé : du réalisme au fait, du fait à l’opération poétique de l’imagination. Dans son mouvement de séparation de la prose et du drame, Kleist déplace la prose hors de la prose, hors de la prose telle qu’elle sera, indigne et bornée, ne communiquant pas. Beaucoup du génie de Kleist est d’avoir fait une prose ne communiquant pas (avec le drame, la poésie), qui communique cependant.